L’esprit du castrat est étroit, son cœur est sec.
Il n’éprouve aucun des sentiments qui font la gloire et l’honneur de l’Humanité
Grand Larousse Illustré, 1905
En avoir une grosse…Savoir s’en servir…Il ou elle me les casse…Le Dieu Cul gît dans cet innommé.
Pas la peine de vous mentir : l’eunuque aujourd’hui est une curiosité historique, un freak, un impensable, rare comme une incitation à l’abstinence dans la page quizz d’un magazine féminin. Le mot ne survit guère que comme injure. Le castrat est le contre-modèle, le repoussoir moderne, l’anti-mâle; un eunuque assumé dans le monde d’aujourd’hui est un coupé décalé.
N’oublions pas que sous tous les cieux l’eunuque, personnage méprisé et redouté, fut revêtu d’une aura sacrée. En Inde, l’exhibition du non-sexe d’un hijra [i] entraîne immanquablement une divine malédiction. A Byzance ils côtoyaient, via le sexe, les anges. Dans l’Occident coupé de Dieu, on pouvait espérer voir bites et couilles refleurir. Pourtant, ce personnage archaïque hante encore nos songes, nos fantasmes, nos cauchemars collectifs. Lumière soit donc faite sur ce Dénégateur du Dieu Cul.
Des eunuques et des anges
Eviration, castration et autres orchidectomies remontent au fond des âges. Les premiers eunuques chinois sont attestés au XIème siècle avant notre ère. L’assyrienne Sémiramis, au IXème siècle avant JC, aurait déjà présidé à un véritable génocide testiculaire, en prônant la castration des troupes ennemies pour priver leur peuple de la précieuse semence.
Rien d’angélique dans le castrat à l’origine, mais un principe de bonne administration. A ceux qui, nombreux parmi les étudiants français, préparent des concours, l’historien Bernard Lewis rappelle leur heureuse condition :
« Dans différentes sociétés, le souverain a trouvé diverses manières de recruter et de maintenir une « classe » d’agents de son despotisme. Dans la Perse ancienne, en Chine, à certaines époque à Rome et à Byzance, des eunuques formaient une classe d’administrateurs […] qui, privés d’ambition familiale, pouvaient servir le monarque contre l’ancienne aristocratie sans en créer une nouvelle eux-mêmes. En Europe, l’Eglise fournit des hommes expérimentés, cultivés et ambitieux qui, s’étant mis eux-mêmes dans la situation d’eunuques pour l’amour de Dieu, pouvaient servir leur souverain de la même manière. […] le fameux système des concours en Chine a peut-être, un temps, eu le même but »[ii].
Sans arrière-pensée, on peut dire que la castration institutionnalisée fut une alternative à notre système actuel de recrutement public. L’eunuque n’est rien d’autre au départ qu’un collaborateur désintéressé.
On les voit pourtant, dans les civilisations indo-européennes, comme participant au sacré. Pourquoi ? L’explication la plus simple et la plus générale est que, pour ainsi dire coupés de l’Espèce et de la reproduction, ils participent de la divine et spirituelle nature, plus que d’autres.
En bref, les eunuques sont comme cul et chemise avec Dieu, car ils participent de la nudité des anges.
A Byzance, les eunuques du palais étaient d’ailleurs organisés en neuf cercles, selon les enseignements de l’angéologie de Denys l’Aéropagite, premier évêque d’Athènes. Ils ne pouvaient tenir l’Empereur, équivalent de Dieu dans la Cité terrestre, que par les épaules, véritables ailes vivantes.
On en trouve une autre illustration dans la secte des Skoptzy, en Russie, qui prône la castration volontaire en application littérale de Matthieu, 19 ; 12 :
« Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. »
Ainsi, selon l’interprétation de Saint-Jérôme : « Il établit donc trois genres d’eunuques, deux dans le sens matériel, et le troisième dans le sens spirituel: les uns sont nés ainsi dès le sein de leur mère; les autres sont ceux que la captivité a rendu tels, ou qui ont été mutilés pour le plaisir des personnes de qualité; les troisièmes sont ceux qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux, et qui, pouvant être des hommes jouissant de la virilité, se sont faits eunuques par amour pour Jésus-Christ ; c’est à ces derniers qu’il promet la récompense ; mais les autres, pour qui la chasteté est une nécessité et non pas un sacrifice volontaire, n’ont rien à espérer. »
Cette secte, attestée jusqu’aux années 1970, aurait compté dans ses rangs le Premier ministre soviétique Malenkov[iii], malgré la persécution tsariste puis communiste.
Les Skoptzy différenciaient soigneusement différents types de castration, propres à rapprocher du divin : celle du « petit sceau », correspondant à la simple orchidectomie, ou ablation des bourses. Celle du « grand sceau », ou « sceau du tsar », visait à éliminer la « clef de l’abîme », l’abîme étant le sexe des femmes. Le castreur brandissait alors le sexe coupé, assorti d’un parole rituelle : « regarde le serpent écrasé », ou « contemple la tête d’Adam », disait-il au nouveau castré en agitant sous son nez la sanguinolente et virile relique. Nul doute que l’impétrant devait goûter la métaphore.
Bref, toute couille ôtée exhale le sacré. Ceci n’est pas vrai que du christianisme, où une tradition de castration volontaire inaugurée par Origène (né à Alexandrie en l’an 185, et qui regretta son geste, paraît-il, par la suite) s’est accompagnée d’une tolérance tardive des enfants de cœur castrati, Justin Bieber de leur temps au contre-ut renommé, par le Vatican. Une campagne mémorielle, lancée en août 2001 par le Corriere Della Serra, a même exigé repentance officielle de Jean-Paul II, sans échos, comme si ces grappes indument ôtées n’étaient pas en odeur de grâce.
L’Islam, notons le en passant, a aussi ses castrats sacrés. Ainsi, en 1989 encore, 17 castrats d’origine éthiopienne étaient-ils chargés à la Mecque de séparer hommes et femmes lors du pèlerinage. Le DRH de la Mecque, le Saoudien Salim Farid, a eu la courtoisie de confirmer ces chiffres[iv].
Ces Grands Coupés de l’Espèce ne portent donc pas avec eux de quoi les gêner, dans le chas de l’aiguille qui mène au Paradis…
Mais ces considérations théologiques n’auraient pas grand sens si ne se posait une grave question : Quid de l’intégrité du castrat après sa mort ? Y aurait-il un paradis des couilles ? Les Chinois nous éclairent ici de leur antique sagesse.
Hommage aux absentes : le cas chinois
L’eunuchisme chinois nous est bien connu [v], et obéit à un paradoxe. Jusqu’au début des années 1900, les castreurs d’enfants officiels de la Cour, nommés « Bi le Cinquième » et « Liu la fine lame », officiaient dans leur cabinet de Purification pour pourvoir la Cité interdite en enfants « purifiés ». Malgré cette terminologie officielle, les «Précieuses », comme on les nommait avec ironie, étaient l’objet d’une grande dévotion : elles n’étaient pas considérées comme répugnantes. Chaque paquet viril était délicatement frit dans de l’huile de sésame, puis trempé dans un mélange basalmique et rangé dans une bourse, dans un meuble d’apothicaire où chaque tiroir correspondait à un millésime de castration. Les vieux eunuques se faisaient enterrer avec, et côte-à-côte avec leurs couilles dans le voyage cosmique de l’au-delà, pouvaient espérer se réincarner entier.
Sun Yaoting, dernier eunuque Chinois, mort en 1996, a ainsi amèrement pleuré la destruction de ses couilles par les Gardes Rouges. Il se réincarnera Eunuque, ou en mulet. Le Maoïsme compte des victimes fort variées.
Photographie démontrant les effets de la castration sur huit eunuques chinois de 56 ans en moyens, castrés à l’âge de 38 ans.
Après ce panorama de l’eunuchisme traditionnel, reste à le considérer l’actualité de la matière, l’eunuchisme réel et la castration symbolique.
Eunuquisme et eugénisme
Comme il y a un communisme réel, il ya un eunuchisme réel : il n’est pas sacré et traditionnel mais foutrement moderne. Il s’agit de l’actualité de l’eunuque administratif, des rapports entre la castration et l’Etat, qu’on a déjà évoqué avec Bernard Lewis.
Pourquoi l’être humain fabrique-t-il des eunuques ? L’eugénisme y est pour beaucoup. C’est une réalité ancienne : revenons à la Chine, à la Turquie ou à Byzance. Une mission importante dévolue aux eunuques, est la garde du réservoir génétique royal, appelé vulgairement le harem. Les empires orientaux ne connaissaient pas la consanguinité. En Chine chaque année, 5000 jeunes femmes étaient expédiés dans un hangar et soigneusement sélectionnées par les castrats, qui tenaient également le registre administratif des rapports sexuels de l’empereur. Pendant que l’empereur baisait, un haut fonctionnaire châtré prenait des notes détaillées, caché dans une alcôve, pour les verser aux Archives.
Les rapports entre l’eunuchisme et l’eugénisme ne furent pas toujours aussi feutrés. Les nazis pratiquaient la stérilisation des handicapés en masse, dès 1933. Il y a un glissement de l’Orient à l’Occident : de gardien du sexe dans la Cité interdite, au sexe interdit dans la Cité bien gardée.
Les débordements sexuels font peur sur les rives de l’Atlantique. A la société de les contrôler, avec son prêtre moderne, le médecin. Un exemple un peu ancien mais pas tant que cela, nous est donné par les anglais : en 1869, le Dr Holthouse de Westminster, enleva les testicules d’un « épileptique masturbateur », avec « des résultats merveilleux »[vi]. Hernie, épilepsie, hypertrophie de la prostate, masturbation, nombreux étaient les maux soignés par la castration. André Gide, viré de l’école alsacienne à cause de ses « mauvaises habitudes », est ainsi guéri un temps de son « vice » par les menaces de castration de son médecin.
Et la castration comme contrôle social est sans doute destiné à revenir en force, dans nos sociétés où le criminel sexuel est devenu l’incarnation privilégiée du Mal (et non du mâle). Pour s’en tenir à la France l’idée est dans l’air du temps : ainsi de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, qui déclarait, en 2009 : “Pour l’instant, la castration physique est interdite en France, mais elle existe ailleurs […] Un sujet aussi délicat mérite une réflexion approfondie, une consultation des experts [… ] C’est une question qui touche à l’éthique : un ministre ne saurait y répondre seul [vii].”
Le député UMP Bernard Debré avait déjà déposé en 2007 une proposition de loi en ce sens. N’oubliez pas de voter utile.
On renoue ainsi avec de saines et ancestrales pratiques : le premier ministre de Reza Pahlavi, s’inspirant de coutumes persanes antiques, s’était lui-même auto-castré après avoir été accusé du viol d’un enfant. C’est une invitation à (re)lire le Surveiller et Punir de Michel Foucaud : « experts », politiques, juges et médecins se serre les coudes pour dresser les corps et couper les couilles. Typique du contrôle social, la norme est désormais intégrée dans l’esprit des pédophiles et des violeurs, qui, honteux de leur pathologie, désirent trancher le nœud gordien : dans une lettre à Nicolas Sarkozy, le pédophile Francis Evrard demande ainsi poliment : “Je souhaiterais avoir votre accord pour subir une ablation des testicules par chirurgie. Je sais que cela se fait au Canada et c’est sans appel. De toute façon, à mon âge actuel je n’en souffrirai pas et cela empêchera mes tendances envers les enfants”[viii].
Le fruit est sans doute mûr pour être cueilli. Attendons-nous à un retour en force de la castration punitive. D’autant que les Eunuques, qui ont la réputation d’être intègres et désintéressés dans maintes cultures, peuvent rendre à l’Etat de nombreux services. En Inde, dans l’Etat du Bihar depuis 2006, dans la commune de New Delhi depuis 2010, les hijras sont utilisés avec efficacité comme collecteurs d’impôt. Qu’on y pense en ces temps de crise des finances publiques : les couilles du fisc ne tiennent qu’à un fil.
Mais plus fondamentalement, de nos jours, les Coupés sont quand même de grands cachottiers. La castration peuple nos rêves, et le grand pénis négatif semble pousser dans les esprits, à l’ère des agrandisseurs de pénis suédois [ix].
Du coupé au caché
L’Eunuque n’a pas disparu. Il peuple encore nos imaginaires. Son image nous hante. Les effets de la castration sur le physique sont bien connus, et vérifiés notamment par les expertises médicales sur le corps du grand castrat Farinelli, exhumé en 2006. Dystrophie osseuse, grande taille et élongation des membres, voix de fausset, absence de pilosité et (dé)croissance anormale de la tête et de la mâchoire sont les symptômes courants d’une castration précoce.
Cette image de la créature de Roswell est assez éclairante. Beaucoup d’aliens d’Epinal ont des dégaines d’eunuques, et il n’est pas impossible que cette imagerie en soit inspirée. Signe des temps : la secte Heaven’s Gate fait explicitement le lien entre le désir de salut, celui de s’allier aux Aliens, les nouveaux anges, et la négation de la sexualité allant jusqu’à la castration[x].
Plus sérieusement, la castration est liée aujourd’hui encore aux grandes peurs collectives. En Occident, la psychanalyse n’y est pas inconnue : l’angoisse de castration y est un concept central. En Asie, elle prend un tour plus spectaculaire : la hantise de la taille du sexe et de son éventuelle réduction y est connue sous le terme de koro, mot malais qui signifie « tête de tortue ». En 1967, des milliers de Singapouriens ont cru être atteints de cette infection à la suite d’une indigestion de viande de porc. En Chine, au Guangdong, on craignait un esprit errant, voleur de pénis. En 1977 enfin, le trouble règne en Thaïlande, dans un contexte de guerre froide : on pense que des agents secrets nord-vietnamiens ont empoisonné l’eau pour réduire les sexes thaï.
Mais bizarrement la castration peut être désirée. Désirée par les femmes d’abord. C’est le cas pour ce produit des « Sixties » qu’est le féminisme radical. La référence reste le mouvement SCUM, acronyme de Society to cut up men, la société pour castrer les hommes. Cette association sectaire, bien que peu connue, existe en France, et rassemble castratrices et futurs castrés, astreints à des cotisations supérieures à celle des femmes. Elle oscille entre autarcie lesbienne et fétichisme SM, mais a également une portée militante, avec un fondement théorique, le SCUM Manifesto de Valerie Solanas, la journaliste qui a voulu abattre Andy Warhol. Pour ceux que ce monument intéresse, il est possible de le lire ici : http://infokiosques.net/spip.php?article4, et pour aller plus loin, de consulter le site http://feminazis.livejournal.com/, ou même d’en devenir ami sur facebook : http://www.facebook.com/pages/Society-for-Cutting-Up-Men/114523548564167.
Le Dieu Cul reprend ses droits là où ne l’attendait pas : la castration peut être désirée, fantasmée, provoquant une explosion des ventes d’accessoires SM et de ceinture de chasteté. On peut donc parler d’un Cul Pantocrator, d’un Dieu Cul tout-puissant, qui se nourrit de sa propre négation.
La castration n’est pas étrangère à notre monde. Elle est devenue, comme lui, simplement, plus prosaïque, débarrassé de son caractère sacré. En témoigne ce post doctissimo, que je reproduis avec orthographe d’origine :
Je suis tombé sur ce fil de discution en entrant “castration” dans un moteur de recherche tout à l’heure et cela m’a bien interréssé car cela fait deux ans environ que je me demande si je ne devrais pas chercher à me faire castrer…Bonjour à tous et à toutes
En effet je suis homo (mais ni éfféminée ni travestie, seulement passif) et j’ai véccu de longues années de vie sexuelle intense (uniquement en suçant mes partenaires et en me faisant sodomiser le contraire ne m’ayant jamais attiré) mais j’ai un gros défaut : je suis attiré par des hommes nettement plus jeunes que moi (25 – 30 ans alors que j’en ai 53) et je trouve de moins en moins de partenaires (et d’ailleurs je n’en cherche presque plus, me disant qu’à mon age je dois faire mon deuil de ces rencontres car ça sera de pire en pire au fils des ans!) Aussi je cherche un moyen de diminuer significativement ma libido = c’est pourquoi j’ai pensé à la castration.
En plus je bande de moins en moins bien et je ne jouis pratiquement plus en éjaculant (bien que mes éjaculats soit assez abbondants) aussi cela ne me serait pas une grosse perte de ne plus avoir de bandaisons et d’éjaculations ( ce qui, d’ailleurs ne m’empécherait pas de sucer un mek de temps en temps ou de me faire sodomiser car il y aurrait toujour le plaisir anal de se sentir rempli…)
Mais surtout je passe pas mal de temps à fantasmer sur des scénarios sexe improbables et je me dit que si ma libido baissait je le ferai moins et j’aurai de l’énérgie pour penser à autre chose (et finir le livre que j’ai commencé à écrire par exemple)
En fait mon envie serai de revenir à un stade prébubaire = sans besoin sexuel important et dans ce cadre cela ne me génerait pas de voir mon sexe devenir plus petit par exemple (et, bien sur, d’avoir les bourses vides!)
Voilà où j’en suis et je me demande si Tesse ne pourrait pas me dire où elle est allé se faire opérer et les démarches à entreprendre (ainsi que le coût de l’opération).
En espérant avoir des réponces je vous embrasse toutes et tous
Olaf
Pour reprendre l’épitaphe de Paul Claudel, dans ce post « repose le corps et la semence » du monde contemporain.
N.B : la plupart des faits ont été recueilli dans le délicieux ouvrage d’Olivier de Marlave, Le monde des eunuques, la castration à travers les âges, que je ne peux que déconseiller aux âmes sensibles, et recommander à tous les passionnés de la Chose.
Sources :
[ii] In Istanbul et la civilisation ottomane, 1963
[iii] Laura Engelstein, Castration and the Heveanly Kingdom, Cornell University Press, 1999.
[iv] Magazine Al Yamana, juin 2010
[v] Dan Shi, Mémoires d’un eunuque dans la cité interdite
[vi] O. de Marlave, Le Monde des eunuques
[vii] http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/10/22/alliot-marie-veut-ouvrir-le-debat-sur-la-castration-physique_1257646_3224.html