Votre compteur d’électricité va bientôt être remplacé par un compteur intelligent, Linky de son petit nom. Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que beaucoup de Français ont décidé que l’installation de cette machine était un crime contre l’humanité. Un véritable génocide d’électro-sensibles, sous couvert des normes et directives européennes. Sortez vos bonnets en aluminium, et allons voir ça de plus près !
La première fois que j’ai entendu parler des compteurs Linky, j’ai tout de suite repensé à ce bon vieux Clippy. Vous savez, ce trombone débonnaire qui vous donnait moult conseils dans Microsoft Word entre 1997 et 2003. Mais si Clippy ne servait pas à grand-chose, l’utilité de ces compteurs intelligents m’a semblé évidente : suivi en direct de la consommation réelle, détection des pics et analyse des irrégularités – à grande échelle, Linky pourrait éviter à une armée de salariés zélés d’avoir à sillonner la France de long en large pour lire une suite de chiffres dans un placard malodorant… et ainsi de faire un pas de plus vers le concept de ville intelligente, dans laquelle on pourrait gérer les flux urbains en direct grâce à d’ingénieux systèmes de capteurs et optimiser les dépenses énergétiques. Plutôt une bonne chose, a priori !
Ensuite, j’ai tapé Linky dans Google. Et tout a changé.
Rencontrez Marion, youtubeuse électro-hypersensible
Marion est apparue en premier dans mes résultats de recherche.
Cette jeune femme est « actrice, photographe et réalisatrice », comme elle nous l’explique sur son site officiel. Sa vie (et sa chaîne YouTube) semblait parfaitement normale jusqu’à l’été 2015, date à laquelle elle publie une vidéo sobrement intitulée « Qui suis-je ? Qu’est-ce que l’Electro Hyper Sensibilité ? Le SICEM ? Le syndrome des micro-ondes ? » qu’elle prend le soin de sous-titrer « FUCK LES MICRO-ONDES !!!! MICRO-ONDES MEGA-MENSONGES !!! »
Marion fond littéralement en larmes en partageant son histoire : elle vient de se rendre compte, explique-t-elle, qu’elle est électro hyper-sensible à toutes les ondes, que ce soit celles de son téléphone portable, des antennes relais ou celles du wifi. Autant dire qu’à notre époque, c’est mal barré pour elle. Entre deux sanglots, elle se dit terrorisée que l’on « déploie des technologies à hautes fréquences sans précaution aucune » dans tout le pays. A l’écouter, l’installation croissante d’antennes relais et le développement du wifi constituent… un génocide. Ni plus, ni moins.
Qu’à cela ne tienne, Marion investit dans du matériel pour se protéger des ondes : « Je suis obligée de vivre dans une chambre blindée, je ne peux plus déménager ! ».
Malheureusement pour Marion, depuis la loi de transition énergétique du 17 août 2015, Enedis (anciennement ERDF) a prévu l’installation de pas moins de 35 millions de nouveaux compteurs intelligents dans les demeures françaises. Et oui, ce sont les Linky, et c’est obligatoire !
Il faut bien l’admettre, ce déploiement a été décidé avec peu de concertations, et malgré l’opposition des différentes associations de personnes électro-sensibles, comme le PRIARTEM, les Robin des toits, Next-up, le groupe des électrosensibles d’île de France ou Stop Linky Montpellier. Ces compteurs utilisent le courant porteur en ligne (CPL) du réseau électrique domestique et envoient les informations sur la consommation du foyer vers un concentrateur, généralement posté près d’une habitation et utilisant le système GPRS pour envoyer les données en question.
Barricadée dans son refuge, la pauvre Marion est tétanisée par ce déploiement.
L’électro-sensibilité, ça existe ?
(Source : Next-up)
Faut-il rire des électro-sensibles ou se confectionner nos propres chasubles en aluminium ? Une question pas si évidente que cela car la peur des ondes n’est pas nouvelle.
Depuis des années, des études scientifiques rigoureuses montrent que l’exposition aux ondes n’est pas corrélée avec les symptômes des électro-sensibles. Pourtant, cela ne suffit pas à apaiser les inquiétudes de certains, qui voient derrière ces résultats la main invisible de l’industrie pharmaceutique, ou même celle du gouvernement.
La parano des ondes est si répandue qu’elle est désormais associée au stéréotype du crackpot, et plus généralement du dérangé du bocal : le tin foil hat, le bonnet en aluminium, censé protéger son porteur des ondes, est aujourd’hui l’emblème des cuckoos et autre cranks – des tarés, en somme – terrifiés par les ondes de la CIA, du FBI et des extraterrestres de toutes sortes. La première occurrence du bonnet en aluminium comme protection contre les ondes remonterait même à 1927 : dans la nouvelle “The Tissue-Culture King” de Julian Huxley, le héros s’en fabrique un pour se défendre contre les télépathes.
Figurez-vous que les crackpots les plus cultivés imaginent que le tin foil hat fonctionne comme une cage de Faraday. Il n’en est rien. Je vous déconseille de le porter au quotidien au risque de passer au mieux pour un ufologue en phase terminale, au pire pour un fan de Mylène Farmer.
Mais on se moque, on se moque… est-ce bien raisonnable ?
De nombreuses controverses socio-techniques sur des questions de santé publique ont débouché sur l’identification d’un danger grave – d’ailleurs, l’histoire a montré que l’on peut passer de la franche rigolade au scandale sanitaire en moins de temps qu’il n’en faut pour dire amiante. En 2009, l’AFFSET (qui a fusionné avec l’ANSES en 2010) estimait la prévalence de l’hyper-électrosensibilité à 2% de la population françaises et 5% de la population suisse. En France, l’organisation Next-up, militante elle, a recensé 70 427 personnes affectées par ce trouble.
Et elle n’en est pas resté là : c’est elle qui a créé l’EHS Zone Refuge de France, une zone blanche pour que les EHS (les électro hyper-sensibles) puissent se reposer. Rideau métallique, voile en tissu d’aluminium, il faut bien l’admettre : les EHS ont l’air de souffrir.
Les symptômes que décrivent les EHS sont très divers : « maux de tête, fatigue inexpliquée, troubles visuels et de l’audition, problèmes de peau (irritation, rougeurs, sensations de brûlure…), troubles du rythme cardiaque, de la mémoire à court terme, etc » (source). La liste est longue… et souvent différente d’une personne à l’autre.
Les EHS, victimes d’un anti-placebo ?
Selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), aucune des études menées jusqu’à présent que ce soit en France, Suède, Australie ou encore aux Etats-Unis ne permet de relier ces symptômes à l’exposition aux champs magnétiques.
Ça ne fait pas beaucoup.
Certes, les « effets thermiques des champs électromagnétiques sur le corps, et les seuils au-delà desquels ils sont censés se manifester, sont connus ». Mais les électro-sensibles affirment ressentir les impacts négatifs d’ondes bien inférieures aux limites en vigueur. La « quasi-totalité des essais cliniques réalisés en double aveugle », explique Wikipedia, où les patients sont exposés à des champs tantôt réels, tantôt factices, « ont démontré que les personnes se jugeant hyper-sensibles étaient incapables de distinguer une exposition aux champs électromagnétiques réels d’une exposition simulée », comme l’avancent cette étude, celle-ci ou celle-ci.
Qu’en conclure ? En réalité, la souffrance (réelle) ressentie par les EHS relèverait d’un violent effet nocebo, le jumeau diabolique du placebo. Si « placebo » signifie en latin « je plairai », « nocebo » signifie, au contraire, « je nuirai ». Les placebo sont des traitements d’efficacité pharmacologique nulle mais qui peuvent avoir un effet réel lorsque le sujet pense recevoir un traitement actif. Pour le nocebo c’est le contraire : le sujet fait l’expérience de symptômes indésirables alors que le traitement est d’une efficacité pharmacologique nulle.
L’effet nocebo a déjà été observé dans des cas similaires à ceux du compteur Linky : en 2009, dans les Hauts-de-Seine, des troubles sont apparus chez certains riverains d’une antenne-relais de téléphonie mobile, alors même que l’installation n’avait pas encore été mise en service. Certains riverains se plaignaient de graves troubles du sommeil et de saignements de nez.
Les électro-sensibles font l’expérience d’une véritable souffrance. On ne peut le nier. Mais rien n’indique que cette souffrance puisse être attribuée aux ondes. Il est cependant un fait sur lequel on peut s’appuyer : le développement de la technologie a engendré, à défaut de maladies somatiques, des cas de paranoïa collective à tendance… sectaire.
Les paranos des ondes ont tendance à kidnapper des phoques
Jusqu’où la peur de Linky pourra-t-elle nous mener ? Le cas de la secte Pana Wave est riche d’enseignements pour qui se pose cette question.
Le Pana Wave Laboratory est un groupe religieux japonais que l’on peut ranger dans le vaste groupe des « religions nouvelles ». On estime qu’il comporte entre plusieurs centaines et 1 200 membres. Leurs particularités ? Les membres du Pana Wave cherchent à se protéger à tout prix des ondes électromagnétiques. En s’habillant en blanc, par exemple.
Au milieu des années 1980, les fidèles appartenant à la « faction scientifique » du groupe se sont rendus célèbres en alertant le public sur les dangers des ondes électromagnétiques (selon Pana Wave, lesdites ondes seraient responsables de la destruction de l’environnement et du changement climatique). Ils ont monté le « Laboratoire Pana Wave » dans la région de Fukui, dans une zone qu’ils estimaient peu polluée par les ondes électromagnétiques. Un ancêtre des refuges que l’on trouve aujourd’hui en France.
Particularité notable : les membres de Pana Wave ont commencé à se vêtir exclusivement de blanc au milieu des années 1990, persuadés que cette couleur constitue une protection supplémentaire contre les ondes électromagnétiques « scalaires » nocives. Des ondes utilisées contre eux par les communistes pour essayer d’éliminer leur chef car, comme chacun sait, les communistes émettent beaucoup d’ondes électro-magnétiques (sic).
Les membres de Pana Wave étaient persuadés que si les ondes électromagnétiques parvenaient jusqu’à leur chef, toute l’humanité serait en péril.
Désespérés, les Pana Wave ont ensuite essayé de kidnapper un phoque célèbre (ça existe). En mars 2003, la secte décide d’enlever Tama-Chan, un phoque barbu de l’Arctique, devenu une célébrité nationale au Japon l’année précédente. Le groupe estimait en effet que le phoque avait été égaré sur les rives japonaises par des ondes électromagnétiques, et que la fin du monde pourrait être évitée si l’animal retournait dans les eaux de l’Arctique qu’il n’aurait jamais dû quitter. Les membres du culte avaient même construit deux piscines, bordées de blanc, dans un lieu tenu secret de la préfecture de Yamanashi, afin d’abriter le phoque jusqu’à son transfert en Arctique. Ce fut un échec.
Depuis la mort de leur leader, en 2006, le culte a lentement décliné. Le nombre de ses membres a décru et les recherches effectuées dans le Pana Wave Laboratory n’ont pas été couronnées de succès.
Ce qui est certain, c’est que ce genre de trip paranoïaque est bien plus dommageable pour le ciboulot que ce pauvre compteur Linky.
Linky = Illuminati ?
Mais pourquoi une telle psychose autour des compteurs Linky chez les conspirationnistes ? Tout simplement parce que les compteurs Linky incarnent leur plus grande peur, le scénario-catastrophe ultime annoncé depuis les premiers temps du complotisme américain.
Pour faire simple : Linky matérialise parfaitement la crainte qu’une élite mondiale toute-puissante soit en train de se doter des armes nécessaires pour contrôler la population mondiale, avec à la clé l’éventualité d’une catastrophe qui détruirait la race humaine (réchauffement climatique, guerre mondiale…). C’est ce que pense par exemple le blogueur à l’origine du site Unaxe.wordpress.com, un disciple de Jeanne Burgermister. Il écrit :
« Les dangers des nouveaux compteurs électriques, dits ‘intelligents’, qui vous irradient. Cela fait partie du complot des Illuminati visant à réduire la population mondiale au minimum en tuant les gens par tous les moyens possibles (guerre, OGM, radiation par les pylônes et téléphones mobiles, pollution nucléaire, fluorisation de l’eau, médication à gogo, destruction de l’économie afin de créer de la pauvreté…) et si possible en les contrôlant, d’où l’avancée vers une société de plus en plus totalitaire basée sur la haute-technologie (mobile, carte bancaire à puce, GPS, traçage sur internet…). »
Dorénavant, ce sont les Illuminati qui relèvent vos compteurs.
L’idée d’un holocauste Illuminati est populaire depuis plusieurs années déjà. L’une des preuves les plus souvent avancées est celle du cas Georgia Guidestones, le stonehenge américain. Erigé par un mystérieux anonyme, il comporterait sur l’une de ses faces une série de commandements encourageant à réduire sa population de manière drastique afin de sauver la planète :
• Maintain humanity under 500,000,000 in perpetual balance with nature.
• Guide reproduction wisely — improving fitness and diversity.• Unite humanity with a living new language.
En somme, les Illuminati vont tous nous tuer, mais c’est pour sauver la planète.
« L’heure était déjà très grave, l’heure est encore plus grave avec les compteurs Linky » affirme Morgan Priest, une figure montante du conspirationnisme français, ex-sataniste au look gothique qui se sent aujourd’hui investi d’une mission chrétienne. Dans la vidéo qu’il consacre à ce sujet, il affirme tranquillement ne pas maîtriser les aspects techniques de l’affaire Linky avant de nous promettre l’apocalypse :
C’est un peu comme si on vous mettait dans un micro-ondes sur cycle “décongélation” et puis voilà… y a des ondes… à travers toute la pièce, partout… qui sont nocives pour notre organisme et qui vont provoquer toutes sortes de maladies […] Ça va vraiment avec les prophéties bibliques. Y a rien à faire, ils sont vraiment en train de nous envoyer droit dans le mur. Y a un projet d’éradication de la population (source).
À quel exemple a-t-il recours pour appuyer la dangerosité de Linky ? Aux Georgia Guidestones, bien sûr.
On peut s’étonner que les conspirationnistes fassent de Linky un outil de surveillance et de mort tout à la fois : à quoi bon espionner les conversations de quelqu’un que l’on va tuer ? Qui plus est : à quoi pourraient bien servir ces données quand on sait la facilité avec laquelle, aujourd’hui, les gouvernements peuvent nous mettre sur écoute ? Et comment expliquer que plusieurs maires ont pu s’opposer à l’installation des compteurs Linky sans que s’abattent sur eux le couperet du Nouvel Ordre Mondial ?
Les voies des Illuminati sont impénétrables.