Le Tryangle cherche ses semblables dans la grande galaxie du World Wide Weird. Rencontre avec des magazines improbables, des webzines étranges et, surtout, les cinglés qui s’en occupent.
Dans l’univers des sites qui répertorient l’étrange, la Gazette du Mauvais Goût occupe une place de choix. Référence ironique au premier magazine de mode français, La Gazette du Bon Ton, ce concept original se spécialise dans “tout ce qui n’est pas (encore) considéré de bon goût”. Créé par Dora Moutot, la Gazette est une piste d’atterrissage vers les tréfonds du web, un générateur d’hyperliens qui vous propulse de l’autre côté du web en moins de temps qu’il n’en faut pour dire WTF. Rencontre.
Y a-t-il une différence esthétique, philosophique ou ontologique entre les goûts de chiottes et le mauvais goût ?
Goûts de chiottes, ça à l’air encore plus péjoratif que mauvais goût ! “La Gazette des Gout de chiottes”, ça ne te laisserait aucun choix dans l’interprétation du site, ça voudrait clairement dire que je me moque, que je suis mal intentionnée et que mon site utilise le ton de la raillerie. Mais, moi, je n’ai jamais voulu me moquer, au contraire, je célèbre le “mauvais gout”, j’adore le mauvais gout, j’ai moi-même mauvais goût.
Et, ceci dit, quand j’y pense, « gout de chiottes » ne devrait pas être perçu de façon négative non plus. Je n’aime pas l’idée que les WC aient immédiatement une dimension péjorative et qu’on décrive ce qui est « naze ou nul » par le prisme des toilettes ! Quant aux gouts des chiottes, qui est l’imbécile qui a été gouter pour se permettre d’inventer cette expression ?
Pourquoi avoir créer la Gazette du mauvais goût, et qu’est-ce que c’est ?
J’ai créé la Gazette du Mauvais Gout après avoir fini une école de Stylisme à Paris ou l’on m’a répété pendant trois ans que j’avais « mauvais gout » et que, à part au Japon, personne ne verrait jamais d’intérêt dans mes délires esthétiques.
Pour moi, le « stylisme » n’était qu’une excuse pour me plonger dans des sujets qui me passionnaient. Par exemple, j’ai passé des heures sur le web sur des forums d’artistes qui faisaient des peintures de caniches et de cockers. Je communiquais avec ces peintres et je me laissais embarquer dans leur univers. Je faisais des fichiers sur mon ordinateur à n’en plus finir. « Peintures sur toile caniche/ canvas doberman/ broderies cocker… », je faisais des « moodboards » où je collais des images incroyables de meufs entourés de leurs 15 caniches dans un salle au papier peint chiens ou des images ultra louche d’un mec à moitié à poil avec son doberman. C’était « l’avant Tumblr », il fallait encore vraiment se galérer sur le net pour trouver des images folles. Au final, mes recherches avaient beaucoup de mal à se transformer en une inspiration pour une collection de vêtements portables. C’est là que j’ai compris que le journalisme serait préférable pour moi !
Donc, c’est une fascination authentique pour le mauvais goût ?
Oui, bien sur ! Mais la création du site coïncide aussi à un moment ou je voyais bien que le concept de « mauvais gout » prenait de l’ampleur ! C’était en 2007-2008 et les branchouilles dans les clubs parisiens sortaient avec des t-shirts avec des chatons et des loups dessus, c’était le délire Myspace, il y avait une sorte de « revival du redneck », plein de filles trop belles avec la coupe mulet. C’était aussi le moment de la « new rave » en Angleterre, du fluo partout, on ressortait des vieilles vestes Nike dégueulasse des années 80. Je voyais que le « kawai » commençait sérieusement à s’importer en Europe et que le style Lolita et Dekora sortait du livre « Fruits » pour devenir un vrai truc en occident.
La Gazette du Mauvais Gout ça a été ça : « rentabiliser » toutes mes heures de recherches sur la toile et les partager sans devoir pondre une collection de vêtements. J’ai senti que le ringard devenait branché et je me suis lancé. Mais je n’ai pas inventé la poudre, bien sûr, la mode, ça marche comme ça : on recycle des trucs moches pour en faire des « nouveautés», pour réinventer le concept du beau. Sauf que là, ça me semblait un peu différent, c’était le début d’une mode « cynique » ou hipster si on préfère.
Tes plus belles rencontres weird ?
Suite à un article sur les « looners », aka des fétichistes sexuel des ballons de baudruche qui avait été reposté par la communauté sur Doctissimo, un homme d’un certain âge, m’a contacté pour me remercier d’avoir écrit cet article. C’était un looner lui même. On a d’abord parlé de son fétichisme puis on s’est mis à parler de tout et n’importe quoi. C’était il y a 4 ans maintenant. Depuis, on continue à s’écrire régulièrement.
J’ai aussi été à la rencontre d’un « sissy », un homme qui s’habille en véritable « petite fille » au quotidien. Robe rose à froufrou, couronne de princesse Disney etc. Une véritable Lolita ! Ce monsieur a un E-shop de perruques, alors on a fait un deal. Je l’ai pris en photo et moi j’ai posé comme modèle pour son site de perruques. C’était étrange, j’ai bien aimé cette rencontre.
Comment fais-tu pour te positionner dans tes chroniques télévisuelles sur France 2 : parfois, les gens sur le plateau réagissent par le rire, alors que tu sembles présenter toutes les pratiques, même les plus weird, comme également légitimes ? Si c’est bien ce que tu penses, n’as-tu pas peur que ton travail ne comporte un versant contre-productif ?
Dans ma chronique, mon boulot c’est de présenter une tendance, un truc atypique, décalé ou étrange et de le défendre. J’aimerais bien pouvoir juste dire “Ca existe, c’est un constat et j’ai pas d’opinion. Faites-vous votre idée tout seul maintenant“. Moi, je constate, j’apporte une information sans jugement de valeur tout en étant fascinée. Sauf que l’on ne peut pas dire à la France à 3h30 de l’après midi, sur France 2, “Ecoute, les bronies (NDLR : des fans adultes de My Little Pony que beaucoup jugent plutôt particulier ), ça existe et maintenant, tu fais ce qui te chantes de l’information que je viens de te balancer à la gueule“. Au final, je me dois de prendre partie pour chaque chose dont je parle car, de toutes façon, il va y avoir un jugement des chroniqueurs et des télespectateurs. Faut bien que je prenne leur défense !
Tu cherches à défendre les marges ?
Je cherche à dé-diaboliser la marginalité. J’essaye tant bien que mal de faire passer le message que l’excentricité, la marginalité, les cultures alternatives et imaginaires ne sont pas nuisibles. C’est chouette d’être un peu “fou” ! On a le droit de vivre dans un monde imaginaire sans être considéré comme un déviant ou malade mental. Tant qu’on ne fait de mal à personne (de non consentant) !
N’est-ce pas plus dur de parler de weird et d’imaginaire en France ?
Ce n’est pas facile parce que les gens ont trop de jugement de valeurs en France. En France, on juge tout avant même de savoir et on n’est pas curieux de la différence. On ne célèbre pas les entrepreneurs et on assomme les marginaux dès le plus jeune âge. On tue l’imaginaire très tôt à l’école par exemple. On est bloqué dans un passé glorieux et on ne regarde pas vers l’avant, vers le futur. Lorsque pour moi le futur, c’est justement dans l’imaginaire et le “weird” qu’il réside en partie.
What’s next ?
Mon nouveau site crée avec Sophie Pinchetti, The Other, qui ouvrira ses portes courant 2014. C’est un “sanctuaire’ des sous cultures et du documentaire de style. Je viens du monde de la mode à la base mais j’ai toujours vu le vêtement comme une sorte de traduction visuelle de courants de pensées.
Ca me désespère totalement de voir que le vêtement est toujours traité comme un produit, une acquisition commerciale lorsque pour moi le vêtement devrait être traité comme un bien culturel.
Donc avec The Other on propose un contenu qui traite d’allures et d’esthétiques authentiques à travers le monde et le temps. On vous montre des vrais styles (pas d’éditos mode), sur des vrais gens (pas de mannequins), au delà des frontières du streetstyle habituelles (plus loin que le classique Paris/ NY/ Milan/Londres/Tokyo) et du temps. The Other, c’est une archive digitale répertoriant des documentaires sur les cultures alternatives et les sous-cultures de 1900 à aujourd’hui. On s’intéresse au phénomène global des sous-cultures à travers le prisme du vêtement et de l’allure en archivant des styles de vies et des communautés où le vêtement et l’esthétisme jouent (ou ont joué) un rôle prédominant.
Credit photo de couverture : Blanc Magazine.