Rien à voir avec les langues créées par J.R.R Tolkien, le mythique auteur du Seigneur des Anneaux. Ce philologue a, en effet, créé des langues pour chaque civilisation dépeinte dans son oeuvre. Le soin qu’il a apporté aux langues elfiques fait d’elles des objet d’étude pour linguistes comme Edouard Kloczko, elficologue en chef, ou hordes de passionnées qui se saluent à grand coup de “Tee tahl-bay Orkh” (Va embrasser un orc !). Rencontre avec un linguiste de l’imaginaire.
Je suis linguiste et philologue. Depuis le milieu des années 1980 j’étudie et j’enseigne les langues construites de Tolkien. Je viens de publier aux éditions Fetjaine « Le haut-elfique pour les débutants ».
Comment s’est déclaré votre passion pour Tolkien, s’agit-il d’un intérêt exclusivement linguistique ?
Mon travail consiste en une recherche scientifique, donc rigoureuse, d’ordre exclusivement linguistique. Elle a débuté en 1981-1982 quand j’ai commencé mes études de linguistique aux Etats-Unis.
Philologue, J. R. R Tolkien a créé pas moins d’une dizaines de langues. Quel est, selon vous, le rôle de cette création linguistique dans l’invocation d’un univers imaginaire ?
Le nombre de langues construites par Tolkien n’est pas connu, mais il dépasse la dizaine. Il y a plus de dix langues construites dans The Lord of the Rings. Le nombre est de vingt, c’est certain, et serait même plus proche de trente, à mon avis. Tolkien précise sa démarche dans des conférences qu’il fit et divers lettres : « Mes récits furent imaginés avant tout pour constituer un univers pour les langues et non pas le contraire » a-t-il écrit.
Malheureusement, l’Elfique n’est pas parlé par des elfes, mais principalement par des amateurs de Tolkien.
Si, bien sûr, les langues elfiques sont parlées par les Elfes de Tolkien dans le cadre de ses histoires et romans. A ma connaissance, aucun amateur de Tolkien n’a encore appris à parler couramment les langues elfiques.
Quel est le résultat de cette réappropriation des langues imaginaires par les passionnés ?
On parle plutôt de langues construites ou artificielles. Il s’agit surtout de personnes qui veulent se faire faire un tatouage original avec leur nom en elfique. N’étant pas sociologue, je n’est pas étudié les implications, ni l’étendu de ce phénomène. Dans mes cours, on apprend des phrases simples en elfique. On apprend aussi à faire des substitutions à partir des phrases écrites par Tolkien.
Dans la nouvelle “Tlön Uqbar Orbis Tertius” dans Fictions de Borgès, la découverte d’une Encyclopédie ancienne sur monde inconnue – imaginaire peut-être – modifie le monde réel, jusqu’à changer les mentalités, les moeurs et faire disparaître toutes les langues, remplacés par le Tlön. Est-ce le cas pour vous ?
J’aime beaucoup Borges, son style, et cette nouvelle tout particulièrement. Mais je ne me souvenais pas que le tlön remplaçait les autres langues de la Terre. J’essaye d’éveiller chez mes étudiants l’intérêt pour tout ce qui touche au langage. C’est un outil que chaque être humain possède et qui est passionnant à étudier et à manipuler.
Est-ce quelque chose de désirable ?
Qu’il n’existe plus qu’un seule langue sur la Terre ? Le tlön ? Non, pas du tout. La diversité linguistique est un phénomène naturel, créateur de richesses intellectuelles et sociales. Le monolinguisme serait un terrible appauvrissement.
Je sais que vous organisez des reconstitutions de l’univers de Tolkien.
Non pas tout à fait. J’organise des séminaires d’études des langues elfiques : des cours. Personne ne s’y déguise en Elfe. Cette année, j’organise en fait un festival pour le grand public et les « fans » de Tolkien en Bretagne dans un village qui ressemble à Bree : Poul-Fétan. Le Fest-Hobbit 2012. Là-bas, il y aura certainement des personnes déguisés en Elfes, Lutins et Hobbits, mais ce n’est pas une obligation.
Au-delà des stéréotypes raciaux, qu’est-ce qu’un Elfe ? Peut-on parler d’une pensée Elfique, d’une philosophie ?
Est-ce que Tolkien a voulu faire passer un message philosophique à travers sa création et sa race des Elfes ? Oui, très probablement. Mais je ne me suis pas vraiment penché sur la question. Mon centre d’intérêt et d’études est circonscrit aux langues construites, à leurs évolutions, internes et externes, et aux grammaires.
Pourriez-vous me présenter un peu quelques spécificités de la langue elfique ?
Pas “la”, les langues elfiques. 😉
Elles sont dans une large mesure apparentées aux langues parlées en Europe. Il ne s’agit pas de langues qui viendraient d’une autre planète ou d’une autre dimension. Tolkien a réutilisé des éléments issus des langues européennes, même s’il n’en a copié servilement aucune. Le haut-elfique des Hauts Elfes est inspiré du latin, du grec et du finnois. La langue gris-elfique des Elfes-gris pourrait passer pour une langue celtique tant elle ressemble au gallois et au breton. Pour le telerin ou elfique des Mers, Tolkien a utilisé comme base l’italien et le latin. Pour les langues elfiques de l’Est, les langues des Elfes Noirs, Tolkien en a inventé au moins trois. Pour celles que l’on connait bien, il s’est inspiré du lithuanien, de l’irlandais (erse, langue celte) et du finnois.
Ces spécifités permettent-elles de déduire certaines caractéristiques et originalité de l’esprit elfe ?
Non, pas vraiment, car les Elfes de Tolkien ne sont ni des Italiens, ni des Lithuaniens, ni des Finnois. Les langues elfiques de Tolkien ne sont pas “magiques”. La grammaire elfique est basée en grande partie sur les règles des langues naturelles. Les principes sur lesquels reposent les langues elfiques sont assez simples. Tolkien n’a pas non plus inventé les règles grammaticales qu’il utilise, pas plus que le mathématicien n’est à l’origine des nombres, ni le peintre à l’origine des couleurs. Tolkien a combiné des règles préexistantes de phonologie et de syntaxe pour former ses langues elfiques. Leur “beauté” réside dans les choix esthétiques de Tolkien ; tel son et pas tel autre, telle règle, etc.
Comment créer une langue ?
Le problème est dans votre question. Il n’existe aucun concensus chez les linguistes pour la définition d’une langue (humaine). Suffit-il de griffonner deux mots et trois règles pour créer une langue ? Ou faut-il y passer tout une vie, inventer cent mille mots et un millier de règles ? Je ne sais pas.