« J’apprécie l’accessibilité de la télévision. Les gens sont dans leurs meubles, personne ne les dérange, ils sont au mieux pour entrer dans un rêve » disait David Lynch dans un interview donné à Libération le 5 juin 1992. Bercé par les images de la télévision ou des réseaux de partage de vidéos, l’homme est victime d’un conditionnement. Un dressage par les images. Comment le libérer de ce conditionnement ?
C’est l’une des questions que posent le Dispositif, inclassable série de films courts réalisés par Pacôme Thiellement (Les même yeux que Lost, La main gauche de David Lynch…) et Thomas Bertay, fondateur de Sycomore Films. Et pour cause, ils présentent Le Dispositif comme « un programme d’orientation et de conditionnement destiné aux individus appelés à diriger le peuple des hommes reconstitués ». Mmhh… c’est-à-dire ?
Intrigué par ce remix pop’ de VHS et de vidéos YouTube, le Tryangle vous en apprend plus sur ces passionnantes créations visuelles qui font se rencontrer Michael Jackson, Martin Heidegger, des extra-terrestres, Bernard Kouchner et David Lynch. WTF ?
Un dispositif pour exorciser le monde moderne
Qu’est-ce que le dispositif ?
Thomas Bertay : On n’a pas une réponse toute faite à cette question…C’est un programme d’orientation et d’explicitation…
Pacôme Thiellement : …et de conditionnement…
…destiné aux individus appelés à diriger le peuple des hommes reconstitués !
Pacôme Thiellement : C’est pas la réponse que tu veux, hein ! (rire)
Qu’entendez-vous par orientation ?
Pacôme Thiellement : Ce qu’on entend par orientation, c’est le terme traditionnel, c’est-à-dire de regarder vers l’Orient. L’orientation, c’est le regard de l’Occident vers l’Orient, vers les lumières matutinales. Dans les livres de Sohrawardi, on trouve cette explication de l’éveil de l’homme à lui-même, en regardant vers l’aube, vers la Lumière des Lumières. Cela remonte aux mazdéeens, a traversé toute la pensée persane et a infusé l’Islam, et cela se retrouve aussi dans d’autres Traditions. Mais « orientation », comme la plupart des mots que l’on utilise dans le Dispositif, entre aussi en résonance avec des mots modernes : les vidéos d’orientation, dans des entreprises, c’est un grand classique, ou par exemple quand on commence à bosser, on te montre des films d’orientation. On a aussi ça dans Lost !
Pour autant, vous créez rarement de nouvelles images. Le Dispositif est davantage un travail de montage d’images, quelque part entre le documentaire et la fan video.
Thomas Bertay : Il est très important de noter que notre génération (30-40 ans), est la première dont la moitié de la mémoire est constituée uniquement d’images, et dont une partie de la vie est ainsi documentée et enregistrée par exemple avec les films de famille, dans tous les cas avec un matériel technique extérieure à notre corps et notre volonté propre… L’accession à notre propre mémoire, la reconfiguration possible de cette mémoire, liée à des images reçues collectivement, selon nous, c’est un événement historique. Un signe. Dans la Cité de Dieu, Saint Augustin écrit : « L’homme enfin marche dans l’image, il s’inquiète en vain ». C’est le moment qu’on est en train de vivre. On est en train de marcher dans l’image, c’est-à-dire dans notre propre cerveau !
Es-ce la raison pour laquelle vous privilégiez le montage d’images préexistantes dans le Dispositif ?
Le Dispositif est à la fois un travail sur un inconscient collectif, celui de la mémoire globale et de la télévision, mais c’est aussi une invitation à une réappropriation intime de ces images. Notre méthode consiste à faire revoir au spectateur tout ce qu’il a déjà vu, mais d’une autre manière : c’est un reconditionnement ! L’idée est de mettre le spectateur dans un état familier, puisqu’il retrouve plein de choses qu’il connaît, mais avec des images « redisposées » de telle manière qu’il ne s’y reconnaisse pas ! Il va donc être amené à travailler sur sa mémoire.
Découvrez l’épisode 49 du Dispositif :
LE DISPOSITIF 49 – Le Peuple des Hommes Reconstitués from Sycomore films on Vimeo.
Si l’on se réfère donc à la deuxième partie de la définition du Dispositif « individus destinés à diriger le peuple des hommes reconstitués » qui n’est pas moins mystérieuse, je suppose qu’il y a, là aussi, une lecture traditionnel et une lecture moderne ?
Thomas Bertay : Le sens traditionnel, c’est l’homme complet (l’Adam Kadmon de la Kabbale). L’homme, c’est l’homme réalisé. L’homme incomplet, c’est la bête. Mais alors qu’est-ce que l’homme reconstitué moderne ? Ce sont, avant tout, toutes les tentatives opérées par la modernité pour essayer de reconquérir l’unité de l’homme réalisé, mais ces tentatives échouent systématiquement. Nous avons utilisé l’un de ces échecs dans l’épisode sur Cergy-Pontoise (Episode 49, ci-dessus) et sur les programmes urbains globaux liés à la création des villes nouvelles dans les années 60. Historiquement, la Ville a toujours été quelque chose qui dépasse l’homme. Mais, ici, toute une ville conçue pour 400 000 habitants sort spontanément du cerveau d’un seul homme ! Comble du ridicule, aucun urbaniste de villes nouvelles n’a pensé à construire de cimetières. Ils n’ont jamais envisagé que les personnes installées dans ces villes pourraient y mourir… Il est vrai qu’à ce moment-là on commençait à penser que la science allait nous rendre immortels. Alors c’est une ville jetable qu’on propose, qui ne doit pas survivre à l’homme qui y vit.
Quel est le rôle du Dispositif ?
Pacôme Thiellement : Pour nous, il s’agit d’un antidote. On s’est injecté une grande dose de poison télévisuel pendant toutes ces années pour faire ces épisodes, et on a essayé de réarticuler ces images pour qu’elles produisent un effet inverse à celui qu’elles produisaient au départ. Par exemple un talk show d’Howard Stern avec le concours de la plus petite bite d’Amérique (Episode 45, ci-dessous), c’est écœurant, mais ces images paroxystiques, empoisonnées, ont aussi une dimension ont aussi une dimension poétique : comme toutes les images, elles sont susceptibles de fournir une sens ténébreux et un sens lumineux. Le Dispositif est donc, pour nous, une expérience d’exorcisme.
De la bibliomancie à «l’internetomancie»
LE DISPOSITIF 45 – Les Feuilles Mortes from Sycomore films on Vimeo.
Comment travaillez-vous pour faire vos épisodes ? Concrètement vous passez combien de temps sur YouTube ?
Pacôme Thiellement : Au début, on travaillait avec nos propres VHS, des choses qu’on avait enregistrées, car elles nous avaient marqués. Mais c’était limité… Ensuite (après les 30 premiers épisodes), au moment de la prolifération de vidéos sur YouTube, et autres archives, internet est devenu la source principale de la « pêche » des vidéos. On a d’ailleurs commencé le projet en 1999, et YouTube est arrivé vers 2004.
Y a-t-il donc un changement entre les épisodes conçus avec vos VHS et ceux inspirés d’Internet ?
Pacôme Thiellement : Avant, une partie de notre travail consistait aussi à trouver des VHS, des vidéos à 5 francs chez un soldeur, avec par exemple des images d’accouchement, un documentaire sur Charles Manson, etc. Et on espérait trouver dedans une ou deux images qui nous plaisent. Et dès qu’Internet a ouvert les vannes, on s’est retrouvé avec plus de choses que ce qu’on pouvait désirer ! Mais un changement crucial est que face à cette énorme masse, on a commencé à fonctionner de manière beaucoup plus intuitive. On dérive, et les plus beaux documents qu’on trouve c’est en mettant des mots-clefs presque aberrants… c’est comme de la bibliomancie, plus précisément ça serait de la vidéomancie ou de l’ « Internetomancie ».
Des exemples de mots-clefs ?
Thomas Bertay : Hippocampe.
Pacôme Thiellement : Les images de l’INA Media sur les rituels kurdes, on les a trouvées en mettant comme mot-clef « Shankara », le grand interprète des Védas. Et on est tombé sur des images d’archives non diffusées, des images de transes étranges d’une communauté kurde qui n’a rien à voir avec Shankara mais qui suivaient celles d’une cérémonie indienne… c’est censé être une transe rituelle soufie, mais en fait on dirait une cérémonie païenne, avec des gens qui s’enfoncent des couteaux dans le corps, qui avalent des cailloux énormes… bref des images splendides !
Ce n’est plus de l’exorcisme alors là, si vous prenez des images qui sont intéressantes et belles en elles-mêmes ?
Pacôme Thiellement : Oui, celles-là n’ont pas le même statut de départ que l’émission d’Howard Stern. Il y a bien sûr des images univoquement belles dans le Dispositif.
Thomas Bertay : Le négatif renvoie surtout aux plateaux de télévision. Pour nous c’est une sorte de structure d’envoûtement, un lieu cérémoniel qui modifie l’être des personnes présentes, intensifie leurs égos, avec, également, le passage à la célébrité qui participe au processus. Celles-ci sont les images familières qu’on retrouve fréquemment, avec tous les Pivot, Ardisson…
En résumé, il y d’un côté des dispositifs négatifs, comme les plateaux de télévision, et des dispositifs positifs, par le détournement d’image notamment. Pourquoi donner deux sens opposés au mot “dispositif” ?
Pacôme Thiellement : C’est un principe carnavalesque, c’est-à-dire un principe où tout ce qui apparaît clair et gravé dans le marbre se renverse. Notre principe d’ambivalence continue, c’est donc le concept du carnaval qui, en inversant tous les rôles sociaux, introduit une rupture dans le cycle social continu, pour garantir sa cohésion. Dans le carnaval le pauvre prend la place du riche, le riche celui du pauvre, le prêtre devient démon et le fou … devient prêtre !
Finalement, est-ce au spectateur de définir le sens du Dispositif ?
Pacôme Thiellement : Oui, c’est beaucoup mieux. Si on vous dit ce que Le Dispositif signifie pour nous, on limite votre expérience ; on la surdétermine et la surconditionne : ce n’est plus la peine de regarder, il suffirait de nous écouter parler. Ce serait un monde terrible, celui où le commentaire se substitue à l’expérience : le monde construit, en miroir, comme un plateau de télévision…
Pacôme Thiellement, écrivain et vidéaste, est l’auteur de plusieurs livres d’exegèse et de gnose sur la pop culture : Poppermost, considérations sur la mort de Paul McCartney (MF, 2002), Cabala, Led Zeppelin Occulte (Hoëbeke, 2009) etLa Main gauche de David Lynch, Twin Peaks et la fin de la télévision (P.U.F., à paraître). Il a, entre autre, écrit pour Rock & Folk et Chronic’art.
Thomas Bertay a fondé la maison de production Sycomore films en 1999. Producteur et vidéaste, il a travaillé avec les réalisateurs et artistes François Lunel, Mickael Raeburn, Valérie Pavia, ZEVS, Philippe Meste, Benjamin Sutherland, Reine Graves, Adrian Smith, Sébastien Jamain, Nico Papatakis… Parallèlement a ses activités, il est en charge de la rubrique Médias dans la revue Musica Falsa dirigée par Bastien Gallet entre 1998 et 2002, et auteur de plusieurs courts essais dans la revue d’Art et Littérature Spectre entre 1999 et 2002.
Source des biographies : Palais de Tokyo
A découvrir :
• Découvrez quelques épisodes du Dispositif sur Vimeo
• Le site de la société de production Sycomore films
Retranscription par Ramon Von Urzuk Du Yermak