“Je travaille beaucoup mes textes pour réussir à ne rien dire”

La première fois que j’ai vu Musique Post-Bourgeoise en concert, c’était par hasard, dans une petite salle de la Société de Curiosité. Accompagné d’un clavecin, un homme récitait des textes paranoïaques avec un mégaphone pendant qu’un sosie de Karl Marx découpait sentencieusement du fromage de chèvre au milieu de la scène. Le coup de foudre fut immédiat.

Leur nouvel album, L’Obstacle,est fidèle aux grandes thématiques du groupe : le ménage, la psychose d’appartement, la révolte absurde et les réunions de copropriété. Une perle non-sensique dont la musique, œuvre de Vincent Robischung, rappelle autant Mr. Oizo que le choc régulier de la tête d’un schizophrène contre le mur de sa chambre capitonnée. Le Tryangle est allé à la rencontre d’Olivier Urman, artiste plasticien et voix de ce groupe tout à fait tryangulaire, dans son atelier post-bourgeois de Saint-Ouen. Rencontre.

Qu’est-ce que musique post-bourgeoise ?

Le projet m’a été envoyé par Dieu – quasiment – (sourire). J’étais ici même. Exceptionnellement, la radio était allumée et j’ai entendu un morceau de new wave, ce qui m’a renvoyé à mes jeunes années où j’avais un groupe de new wave. D’un seul coup, je me suis dit : “Ah, faut que j’appelle machin, on a une répet’ cet après-midi”. Et puis je me suis rendu compte que ça n’était pas possible car c’était il y avait 25 ans ! Alors, j’ai commencé à réfléchir, et réfléchir encore, en marchant, ici-même… pendant près d’un an. Quand, soudain, un jour, j’ai reçu un espèce de fax mental : il y avait le nom, le style, le sujet et la formation du groupe. Il s’appelait Musique post-bourgeoise, on était trois et ça devait être un juste équilibre entre le texte, le geste et la musique de manière à ce que l’on ne sache pas si l’on vient voir de la danse ou si l’on écoute de la musique ou des textes. Un véritable équilibre.

Pourquoi “post-bourgeoise” ?

Sur le coup, je ne savais pas. Mais maintenant, je sais ! La post-bourgeoisie, c’est le moment de l’histoire qui vient après la bourgeoisie : une époque où tout devient acte de consommation. Des objets qui nous entourent en passant par les gens, tout est consommable. Les souvenirs, les meubles, les rigolades entre amis. La rébellion elle-même peut être consommée puisqu’elle a déjà eu lieu et que l’on en parle comme d’un bon vieux souvenir d’anciens combattants autour d’un café. Tout est terminé ! La post-bourgeoisie, c’est le temps d’après, l’assagissement.

Au départ, il y a deux originalités évidente dans Musique Post-Bourgeoise : ton mégaphone et le danseur, Constantin Leu, qui épluche du fromage de chèvre sur scène.

Au départ, j’utilisais un mégaphone parce qu’on faisait des concerts chez l’habitant. Il fallait pouvoir transporter du son et le mégaphone était parfait pour cela. Ça se passait comme ça : comme nous utilisions des orgues, nous regardions les petites annonces de gens qui en vendaient. Je prenais rendez-vous et, sur la route, je les prévenais qu’en fait, je ne serai pas seul, mais quatre. On arrivait donc avec un cameraman et on leur demandait si on pouvait leur jouer quelques morceaux. C’est sûr, on en a traumatisé pas mal ! La rébellion elle-même peut être consommée puisqu’elle a déjà eu lieu […]. Tout est terminé ! La post-bourgeoisie, c’est le temps d’après, l’assagissement.

Et Constantin Leu, le danseur ?

Constantin, je le connais depuis très longtemps. A la seconde où je l’ai rencontré, j’ai senti qu’il fallait faire quelque chose avec lui. Nous avons commencé tout les deux par l’Orchestre parabolique multicolore et, déjà, c’était quasiment la même idée. Moi, j’avais un porte-voix et un magnétophone qui répétait en boucle la même phrase. Lui, il portait un étendard avec des porte-clefs collés dessus. Pendant huit jours, on a déambulé à Paris dans le but de sélectionner un commando d’élite de percussionnistes. On a rencontré 200 personnes et donné rendez-vous à une douzaine pour une ultime épreuve de sélection.

Et… ensuite ?

Elles ont toutes été recalées. C’était un projet parfait.

Constantin n’est pas un danseur comme les autres. Comment lui est venu l’idée de se mettre à danser avec du scotch, un sac en plastique et de fumer les poils de sa barbe?

Ca, c’est vraiment le fruit de nos discussions sur la difficulté d’exister, de posséder des objets, de s’asseoir par terre, de dire les choses, de juger, de choisir ses chaussures : il faut toujours faire un choix ! D’ailleurs, chez moi, tous les verres sont différents parce qu’il FAUT choisir (il se lève et me montre sa collection de verres hétéroclites dans la cuisine). Et là, tu vois, tout de suite, l’homme est face à la difficulté ! C’est dans ce genre de chose qu’on trouve notre inspiration avec Constantin.

Quel est le but de cette recherche d’originalité ?

Trouver sa place. Ce n’est pas l’originalité qui est le but, c’est un moyen de trouver un lieu pour poser sa serviette de bain sur le sol, sans être agressé par la radio du voisin.

Viol musical ?

Oui, c’est pareil ! Tout le monde s’écrase. Nous sommes dans des systèmes pyramidaux. Et toi, comme on t’a mis là-dedans, tout le monde sait très bien que tu ne diras rien et que tu écouteras, pour toujours, la musique de merde de ton voisin sans déplacer ta serviette parce que tu as peur de ne pas retrouver un autre endroit pour la poser.

Le mégaphone, est-ce une façon de prendre de la hauteur dans cette pyramide autoritaire ? On parlait de toi comme d’un hurleur.

C’est un PORTE-VOIX ! C’est fait pour parler plus fort que les autres. Partout. Devant cent personnes avec un porte-voix, tu prends la parole. C’est comme une grenade.

L’album a un personnage principal dont on ne connaît pas l’identité. Pourquoi celui-ci ne cherche t-il pas à passer à l’action avec son mégaphone au lieu de passer son temps à se plaindre et à souffrir ?

Ce personnage ne cherche absolument pas à changer le monde ! Il ressemble à ces héros comme le soldat Chvéïk ou Candide, qui vont se confronter au monde mais qui ne vont pas l’agresser en essayant de le changer. Ce sont eux qui vont manger le monde pour provoquer leur propre maturation et, ainsi, trouver leur place dans la vie. Là, ma référence, c’est Marco Ferreri, La Grande Bouffe et La Chair, ce film où un époux mange sa femme. Au fond, ce que l’on aime vraiment, on le dévore.

Est-ce un programme politique ? Il y a une chanson qui s’appelle “Politiquement” et une autre “La Révolte” avec un citation de Marx inversée à l’intérieur : “Permanente est la Révolte”.

Non, surtout pas. De la révolte il ne restera plus que l’enveloppe puisque, elle aussi, on va la consommer puis passer à autre chose. La chanson “La Révolte” l’exprime très bien : en effet, la citation de Marx y est inversée et, dans le texte, toutes les phrases tendent à être retournées sans cesse en un équilibre instable où elles doivent rester. C’est une révolte contre le sens commun.

L’auditeur y trouve t-il un mode d’emploi pour se rebeller à domicile ? Pour rappel, ce sont des phrases comme « Le tiroir est dans la clef », « Arrêter de pleurer pour avoir soif ».

Il se tourne vers une autre pièce. CHERIE, IL Y A UN INTELLECTUEL QUI M’EMMERDE ! Une notice, oui, il y a de ça. Chaque texte me prend beaucoup de temps et d’effort car ce n’est pas facile de réussir à ne rien dire dans un texte. C’est très facile de réussir à dire quelque chose, mais c’est bien plus difficile de réussir à ne rien dire, tout en laissant place à la re-création. C’est ce que j’essaie de faire : au fond, l’auditeur va recréer avec ce rien que je lui donne. Il va recréer quelque chose à comprendre. Alors que si je lui impose quelque chose, il va se mettre dans le “Pour” “Contre” “J’aime” “J’aime pas”. Dans cet équilibre instable, l’auditeur va être libre de ce qu’il comprend.

C’est la politique par l’absurde ?

J’entends tout le temps ça, absurde, absurde. Quand je faisais de la mobylette, à 18 ans, sur mon casque, alors que je ne parle pas latin, il y avait écrit “Per arida ad absurdum“. En Français, par les chemins arides, au sommet de l’absurde. Ce qu’on appelle absurde n’en est pas en réalité. Car l’absurde, c’est justement de faire les choses en connaissance de cause. J’ai froid donc je mets une veste : ça c’est absurde parce que c’est une logique animale, il n’y aucune décision humaine là-dedans. Ce n’est pas digne d’une réflexion. Le personnage de l’album remet en cause en permanence le sens de ce qui l’entoure, et ça ce n’est pas absurde ! Au contraire, faire quelque chose qui n’a aucun sens, c’est créer son propre sens et c’est ça “La Révolte” !

Tu voudrais déclencher une réaction chez l’auditeur ?

Non. Je crois que le monde est parfait et il le prouve en permanence. Ca, ça, ça , (dit-il dit en prenant des objets sur la table). Ca, ça marche vachement bien.. C’est parfait, alors je vais pas changer ça. Tu veux du vin chaud ? (il retourne chercher du vin chaud).

 

Comment l’album est-il construit ? Y a-t-il un ordre signifiant dans les chansons ?

C’est une confrontation avec une série d’obstacles jusqu’au dernier qui est franchi. L’idée de l’album, c’est de décrire un parcours initiatique pour apprendre à franchir les obstacles de nos vies. Il faut réussir à passer au travers des choses. Ni à côté ni au-dessus mais DEDANS.

Cela a-t-il un rapport avec ce “poster” affiché au mur ?

Ca parle justement de ça. C’est venu un matin, l’envie d’expliquer vingt ans de démarche. C’est un schéma que j’ai appelé « La consommation du décor ». Là, tu vois les sept temps de la consommation d’un acte et les quatre manières que nous avons de ranger cet acte avec tout ce que nous consommons. Le quatrième cas, c’est le refus de consommer qui entraîne le geste post-bourgeois que j’appelle l’autoconsommation, le fait de se consommer soi-même. C’est ce que je décris dans l’album et sur scène sous forme de geste.

Donc l’album est une sorte d’application des étapes de la “consommation du décor”. Douze obstacles jusqu’au franchissement de…

Pour que tu comprennes, IL FAUT QUE JE TE RACONTE L’HISTOIRE DU FLAN. J’ai énormément mangé de flan (il se lève, et pointe l’une des étapes du poster avec un morceau de bois). Acte 1, je mange un flan, c’est délicieux. Là, c’est l’étape de la sacralisation ! Mais Acte 2, je mange une tarte au pomme. Et là, je me dis que la tarte au pomme, c’est DÉGUEULASSE. Le résultat, c’est l’amplification du flan ! Parce que, ce que je veux retrouver par dessus tout, c’est ce premier flan. Et pas n’importe quel flan, je cherche le flan idéal, jusqu’à l’écoeurement (il pointe ailleurs sur le tableau).

C’est-à-dire…

La tarte tatin, aussi, c’est capital ! J’en faisais moi-même et à chaque fois que j’en faisais une, je progressais. Elles étaient de plus en plus délicieuses. Et puis un jour, elles sont devenues de plus en plus dégueulasses. Qu’est-ce qui se passait ? Après un temps, j’ai compris : je tendais vers la perfection avec ma tarte tatin et, un jour, sans m’en rendre compte, je l’ai atteinte. La perfection on la met toujours devant soi alors qu’en réalité, on passe AU TRAVERS et, un beau jour, elle est derrière nous. On ne tend pas à la perfection, on l’atteint, on passe à travers et on retombe de l’autre côté. J’ai fait la tatin parfaite et je ne pourrai jamais la refaire, je le sais maintenant.

Au tout début, Musique post-bourgeoise n’avait pas ce côté « musique électronique » très prononcé. Est-ce que cela indique aussi la direction pour la suite ? Moi, lors du concert que vous avez donné au Silencio, j’ai trouvé ça… fun.

Fun, c’est-à-dire ?

Ca veut dire que je me suis amusé.

Ah. Oui ! Tu vois, pour nous, le plus dur est fait, alors maintenant, peut-être qu’on peut s’amuser. Imagine, on a fait les concerts chez l’habitant, je t’en ai parlé, et on a même fait des concerts au nez obturé, c’est-à-dire qu’on lisait le texte, sans musique, avec le nez bouché de la main gauche. Un jour, plus dur encore, on a fait un restaurant portugais où l’on a tellement vidé la salle que la tenancière a à peine voulu nous filer un oeuf dur après la représentation. On a vraiment fait la partie la plus difficile ! Maintenant, on peut s’amuser et, moi, j’adorerais aller gueuler mes textes devant 1000 jeunes zazous. Il est temps que je donne l’exemple !

Et toi, quand t’étais zazou, quels étaient tes modèles ?

L’un des principaux exemples, c’est quelqu’un qui n’a pas du tout la reconnaissance du milieu de l’art contemporain : c’est le Professeur Choron, qui cumule engagement de vie et oeuvre plastique. Alphonse Allais, aussi, il y a tout l’art contemporain dans Alphonse Allais ! Parce qu’au fond, dans l’art contemporain, j’oublie tout… A notre époque, il y a des choses ponctuelles qui m’interpellent. Par exemple, une réunion de copropriétaire m’a profondément marquée.

Dernière question : est-ce que tu es satisfait par l’évolution des normes d’hygiène depuis un siècle ?

J’en ai assez de l’angoisse de la préservation de l’espèce et de toutes ces interdictions de fumer et autres… Elles m’ont conduites finalement à me mettre à fumer à 48 ans, parce que j’en ai eu marre de ce monde où on m’explique que je ne devrais pas mourir. Oui, je vais mourir et ça me plaît et donc… je m’exerce.