La Sagesse, entreprise ardue en milieu urbain. Thierry Théolier, croisement entre un ermite à la barbe bordélique et les personnages principaux de Wayne’s World, a toujours fait de son art une quête de la bonne posture à adopter dans un contexte de Paris post-apocalyptique.
Artiste sans oeuvres, il commence par devenir une satire vivante du monde de l’art contemporain dans sa période « Dandy », puis il fonde le Syndicat du Hype, réseau de ceux qu’il appelle les Crevards et dont l’objectif est de foutre un aimable degré de bordel dans la HYPE parisienne. Aujourd’hui, il publie Le Dude Manifesto, où il adapte l’ascèse à un monde de grosse lose. Entretien.
Tryangle : Comment devenir un Dude ?
Thierry Théolier : Le Dudisme est une valeur salvatrice par rapport aux années 90 où a surgi le psychopathe style American Psycho de Bret Easton Ellis. C’est le passage vers des grandes figures de Dudes, comme l’écrivain Jim Harrison en littérature. Le Dude m’est apparu le jour où j’ai décidé d’être pauvre… et heureux. Le jour où j’ai choisi un bonheur qui exclut certaines richesses que je ne peux pas obtenir, et je me suis rendu compte que les choses spirituelles que je touchais du doigt, elles, n’ont pas de prix. C’est le luxe du pauvre. Si tu veux un exemple simple, le classique, c’est l’Amour : tu achètes une pute mais tu n’achètes pas une amoureuse. Contrairement à la colère que je ressentais dans les autres périodes de ma vie, le Dude fait de sa pauvreté une ascèse. Une quiétude.
Je te propose que l’on regarde ensemble les dix principes du manifeste du Dudisme. Le premier, c’est le moment choc : « Change de vie et décide d’être un Dude ». C’est le moment où tu conseilles de tout lâcher. Est-ce que pour devenir un Dude, il faut être à la rue : le SDH est-il devenu un SDF ?
Disruption ! Il faut s’émanciper de la programmation dans laquelle on est. Le bien vivre est un art ! Tout le monde peut être artiste au sens où l’on peut décider à un moment donné de ne plus subir la programmation sociale qu’on a dès la naissance. A un moment, tu ouvres un livre et tu tombes sur Kerouac, Sur la route. Alors tu te casses, tu as ce courage. Il faut s’infliger l’expérience qui casse le confort ! Moi, j’ai quitté la France pour vivre trois ans à Amsterdam, et je pourrais donner ce conseil à n’importe quel jeune : quitte ton pays pendant quelques temps. Si tes études ne t’intéressent pas, arrête-les, si ton job ne t’intéresse pas, arrête-le et mets toi au RSA ! Lis ! Je préfère être au RSA que de travailler pour une multinationale qui vend des armes !
Le RSA t’est donné par l’Etat français, un des plus grands vendeurs d’armes.
Attention, il ne faut pas énerver un mec qui touche le RSA car il pourrait très bien speeder et COUPER LA TÊTE À TOUT LE MONDE !
On est tout près en plus, je suis bloqué là (rire).
Sérieux, il faut arrêter de faire culpabiliser les gens qui décident de faire une pause alors que le RSA est un progrès social et un droit quasi normal en 2014 en France. Je suis pour le droit au RSA sans avoir prouver notre utilité ici bas alors que la grande partie des richesses appartient à un faible pourcentage d’enculés. Partageons !
Prenons l’étape 2. Tu dis que, si le Dude a survécu à l’étape 1, il doit… continuer à survivre. C’est quoi le modèle économique du projet ? C’est quoi le business plan du Dude ?
Il se débrouille. Avec le RSA et quelques activités en extra. Tu vis pas dans un trois pièces à Saint-Germain-des-Près… Tu vis même très difficilement à Paris ! Mais le Dude a son business, ça le regarde… Il peut mettre du foie gras dans ses épinards…
OK, mettons que notre Dude survive. Point 3, le “Dude est un artiste”. C’est à ce moment là qu’il se met à créer, fort de son expérience de lâcher prise total sur sa vie. Quel va être son œuvre ? Faire le crevard dans les vernissages ?
Non, ça n’a rien à voir. Le Dude est sa propre cellule sociale dans le bouillon de culture qu’est la vie de tous les jours. Le Dude a vu que certains rêves matérialistes étaient foutus d’avance, que c’est pas plus mal d’être un peu pauvre. Dans ce cas, l’ascèse apparaît comme un bon plan ! A quoi bon essayer de gratter les miettes ? Autant que je me mette vraiment au jeûne, purifier mon corps et mon esprit. L’idéal existentiel du Dude se rapproche bien sûr du Big Lebowski car le Dude ne travaille pas. Sa plus grande réussite ? Son immense satisfaction de vivre, TRANQUILLE.
Zone de Dudisme Temporaire ?
Exactement !
Imagine un gars qui a suivi tes trois étapes : il en a chié, il a tout quitté, il a pas de blé… Qu’est-ce qu’il fait de ses journées ?
Mais il y a plein de choses à faire ! Il faut être simple : moi, je fais ma cuisine, je vais au marché, je lis, je pirate des films, je joue aux jeux-vidéo… J’ai pas assez d’heures dans une journée pour satisfaire toutes mes soifs. Le Dude se laisse vivre. Le Dudisme, c’est le moment où on a fini par être content d’être loser, j’ai même organisé un festival de la lose ! En fait, c’est très fédérateur la lose, bien plus que la HYPE et la branchitude qui veulent exclure. C’est la lose magnifique qui vous tend les bras ! Il y a toute une mythologie sur les grands losers, regarde le Dude Blondin dans Un Singe en Hiver !
C’est un tutorial, ce bouquin ?
Un Dudo, oui. Le but de ce petit livre était de donner un coup de pêche, un vrai BOOST EXISTENTIEL. C’est une boussole pour retrouver son axe par rapport à son soleil.
Le film des frères Cohen t’a-t-il inspiré ?
Oui, bien sûr. Tu sais que ce film a vraiment été inspiré par des Dudes réels ? Jeff Dowd, bien sûr, qui est un activiste de Seattle, qui a inspiré le personne de Jeffrey Lebowski. Mais aussi le réalisateur de Conan le Barbare, John Milius, qui a inspiré le gros Walter joué par John Goodman. C’est un anarchiste bouddhiste, qui adore Nietzsche, qui est super borderline niveau politique, qui aime les armes et qui a des grosses couilles. Ce film a une alchimie particulière parce qu’il s’inspire de vrais personnages, il y a une trame fictionnelle qui est celle du Grand Sommeil, et il y a ces caractères incroyables qui ont vraiment existé.
Pourquoi t’en inspirer ?
Pour moi, la vraie question, c’est comment être un cowboy dans le novo-western ? Nous arrivons au crépuscule de la civilisation, il reste l’homme qui marche au loin, à la Lucky Luke. Le temps qu’il nous reste à vivre, nous devons devenir des êtres poétiques ! Le Dudisme est une manière de mourir. On peut comparer ça à une scène d’anthologie de Los Angeles 2013 de John Carpenter, le deuxième opus : Snake Plissken et le personnage joué par Peter Fonda font un dernier run avec un tsunami derrière eux. Fonda est sur un surf, Snake est en moto à fond… Dans la vie, vu que c’est un peu foutu pour certaines personnes, pour tous les laissés-pour-compte, il faut se contenter de ce que l’on vit et le faire de la façon la plus poétique qui soit.
Etape 4, un point très important puisque tu parles des meufs. C’est quoi une bonne Dudette ? Le Dude a-t-il forcément une teub’ ?
Déjà, un Dude ne peut pas être avec une Dude. Oui, il n’y a pas de féminin parce que Dudette, ça fait majorette. Il n’y a pas de sexisme dans le Dudisme, une femme peut être un Dude. Mais le Dude est un ours, et il n’a que faire d’une hyène
parce que le monde est très très dur, donc la femme, si elle n’emploie pas les armes de la séduction et la prostitution, c’est-à-dire les même armes que les hommes, elle en chiera beaucoup dans la société patriarcale. La solution la plus pratique, c’est que la femme ne fasse pas la compétition avec les hommes et, dans un positionnement un peu réac’, de revenir au bon gite, au foyer, sans vouloir avoir des couilles et jouer les machos. La femme redevient quelqu’un de désintéressé du monde matérialiste, elle est là pour se faire plaisir et le mec l’entretient. Il va lui chercher son marché bio, par n’importe quel moyen quitte à braquer ! Mais vivre avec une femme, c’est potentiellement une emmerde perpétuelle. Déjà que vivre sa vie est un problème, alors à deux… il y a du larsen ! Par contre, attention, un Dude ne peut vivre qu’avec une Beauté que j’ai nommé “Sternberguienne”, une femme qu’il trouve belle et qui n’est pas une pute, ni une bobo… comme dans les romans de Jacques Sternberg, une femme extra-terrestre qui n’adhère à aucunes valeurs libérales ou de la société du spectacle…
Point 5, « Ne travaille pas dans un bullshit job, surtout s’il est en open space » Le Dude ne travaille pas. Alors est-ce qu’il passe son temps à demander du fric à ses potes ? Tu encourages même à demander du fric à ses parents.
Non, non, non, j’encourage la déculpabilisation par rapport à l’entraide. Il y a des enculés qui veulent des villas à Saint-Tropez et manger sur le cul des prostitués à 4000 euros la nuit, c’est leur problème. L’argent, moi je suis pour le Revenu Universel de Base. Il n’y a pas besoin de grand chose pour être heureux. A Paris, par exemple, avec 1500 euros, t’es peinard !
Mais 1500 euros, c’est ce qu’on gagne quand on travaille !
Je considère qu’il y a assez de richesses pour tous. Vivre, c’est manger, dormir et se vêtir. Il faut recentrer ses besoins au strict minimum et il y aura assez pour tout le monde.
Tu vas prêcher le Dudisme en Chine, tu te sens d’attaque ?
Il y a plein d’activistes qui travaillent sur la redistribution des richesses. Tu imagines la différence entre un milliardaire et un pauvre mec qui travaille chez McDonald’s. Est-ce que ce milliardaire a besoin de tant de choses ? Moi, je te propose qu’on discute avec ce milliardaire et on fait un bilan de son esprit, avec lui. Encourageons-le à devenir un Dude et on partagera le fric ! Pour les autres, je dis aux jeunes et aux moins jeunes, si vous pouvez laisser tomber vos bullshit jobs répétitifs et où vous défendez des valeurs qui ne sont pas les vôtres, quittez le ! Mettez vous au chômage ! Mettez vous au RSA !
Point 6, c’est très balzacien. Tu es l’auteur d’une sorte de simili-comédie humaine de la HYPE avec une vraie typologie des gens. Comment on établit des liens avec les autres dans la société telle que tu nous la décris ?
Tout à fait. Le type principal que je décris, c’est le SUCKER, ce qui veut tout simplement dire ”courtisan” comme chez Balzac, dans Splendeur et misère des courtisanes. Dans les années 2000WTF, j’ai décrit les méthodes de ceux qui veulent réussir dans la HYPE, leur techniques pour capitaliser sur le réseau, leur politique pour gravir les échelons. Les SUCKERS sont des suceurs, des vampires de toutes les personnes qui ont ”réussi” et qui cachent leur ressentiment, leur haine des gens qu’il suckent. Ces gens souffrent en silence, sont toujours d’accord… A force de faire semblant d’être pote avec un winner qui vous débecte, vous oubliez que vous le détestez et vous êtes un sucker. C’est vraiment quelque chose à éviter, il faut trouver les Dudes qui défendent les vraies valeurs. Le Dudisme est un humanisme !
Jeff Dowd, le Dude qui a inspiré le Big Lebowski
Point 7. GO SLOW ?
Dédramatisons la trotteuse. On ne se le dit jamais assez ! Il faut apprécier les tâches les plus chiantes. L’exemple typique, c’est la vaisselle, une activité peu glamour mais importante pour la pensée. Quand tu fais la vaisselle, tu fais quelque chose d’utile, tu concentres une partie de ton cerveau tandis que l’autre peut divaguer. C’est une forme de méditation.
C’est le point 8, la méditation du Dude.
Ranger chez soi, c’est défragmenter son disque dur. Le Dude ne vit pas dans la crasse. Tu ne peux pas écrire un bon livre sans faire le ménage avant. Après, le Dude dort beaucoup, il aime faire la sieste. Il y a beaucoup de matins dans la journée du Dude.
C’est pas le genre à faire du sport !
Si, si, il aime pêcher, jouer aux boules et les jeux de société. Les jeux-vidéo participent vraiment à la zenitude du Dude.
La cuisine ?
Un jour, j’ai fait mes courses pour faire un pan bagnat selon la charte niçoise, le vrai pan bagnat y compris avec les petites fèves et tout. Voilà, tu prends une recette et tu t’y attèles vraiment dans les règles. Ta méditation, ça peut être de confectionner un vrai pan bagnat, acheter chez le primeur tout ce qu’il faut.
Le Dude est-il un hippie ?
J’emmerde les punks, ces avortons du néant. Il n’y aucun mal à se faire du bien ! Je suis pour la vie, pour le soleil… et pour les fleurs ! Les fleurs sont la forme la plus brillante du chaos. Regardez le paresseux, ce magnifique mammifère qui se déplace en Taï-Chi perpétuel, voilà notre modèle !
Toi, humainement, quand on te voit, t’es entre les deux, à la fois dans le cool, et saccadé-speed quand tu parles.
Ca se vérifie tout à fait dans la voûte de mes pieds. Je suis allé voir un orthopédiste, qui est un vrai Dude qui travaille avec son grand-père. C’est un ancien métaleux, il fait tout à l’ancienne. Il a pris l’empreinte de ma voûte plantaire, il y a un mélange de deux spécificités contraires qui se voient sur le pied !
Point 9, le bon Dude est un gros surfeur du web ?
Oh que oui ! Déjà Facebook, l’internet 2.0, en contact permanent avec les autres Dudes. J’utilise Facebook comme un mur pour ma poésie. Quelqu’un qui arrive à un bon niveau de Dudisme, il va naturellement s’orienter vers la poésie, surtout les formes courtes… poil dans la main oblige ! Les statuts peuvent être de véritables haïkus, le plus bel outil pour un poète est de cristalliser l’instant. Ensuite, il y a l’information que tu vas trouver sur des intérêts, sur la philosophie, sur la science. Et le téléchargement intempestif de films sur PirateBay et KickAss.
Point 10, “L’adversité est un dude-yoda pour toi” et “Accepte ton côté Dark”. N’est-ce pas un peu paradoxal avec le côté cool et bienveillant du Dude ?
On est proche du personnage de Walter dans The Big Lebowski, j’ai un côté flingueur. Dans Le Dernier des géants, avec John Wayne, il y a cette phrase “Ni trompé, ni insulté, je ne fais pas aux autres ce que je n’aimerais pas qu’on me fasse“. Parce que je suis pauvre, je dois me battre pour gagner ma vie, mon honneur, ma place. Il faut savoir se défendre. Ceux qui viennent cracher dans ma soupe, je les attaque ! Par exemple, lors de la sortie de mon CD, Gonzaï, le webzine, m’a rentré dans le lard ! Non seulement, l’auteur de l’article ne parlait absolument pas de mon CD qu’il prétendait chroniquer, mais faisait un bilan acide de ma personne pour me liquider.
Qu’est-ce que tu as fait ?
J’ai répondu avec force, je me suis défendu ! Il y avait notamment un point précis. Je leur ai fait remarquer que, en contraste avec le slogan du magazine “Seul le détail compte“, il s’était trompé sur la marque qu’il y a sur les sacs en plastique du supermarché où je fais mes courses. Rends-toi compte ! Ce n’est pas Franprix, c’est ED… Pour qui connait un peu la Lose, ça change tout ! Gonzo ? Laisse-moi rire.
Pour terminer, j’aimerais justement qu’on termine par un clash. Il y a un autre mouvement qui partage certains éléments communs avec toi, le Dudéisme. Est-ce que tu voudrais clasher son fondateur, Oliver Benjamin, le Dudely Lama ?
Bien sûr, je vais le clasher, parce que c’est un capitaliste, c’est un Wasp et je pense qu’il a profité pleinement du succès commercial du film des frères Cohen avec son mouvement Dudeiste. Lui, il l’exploite, moi, je le hacke ! Lui, son site, c’est un vrai centre commercial, il vend des bouquins, des T-shirts, il vend plein de trucs en fait ! Pour l’instant, je n’ai vendu que 52 exemplaires de mon livre, remis en main propre. Lui, il demande aux gens de se prendre en photo en Big Lebowski, et imprime des diplômes de Dudisme. Finalement, il ne fait que produire des clones et tout le monde singe cette idole. Moi, je dis : trouve ton propre personnage, trouve ton vrai look, trouve ton vrai mode de vie, n’imite pas Lebowski. Ce mec est un gourou qui se sert de spiritualité et d’humour pour vendre sa came pour niquer de la Dudette.
Il est en Thaïlande, personne n’a de problèmes de queue là-bas.
Un vrai Dude, il a une Beauté chez lui, il va pas aux putes.
Alors, c’est qui les grands Dudes ?
Mon orthopédiste ! Ou mon concierge, il a réparé mes chiottes et m’a appris à le faire. La plomberie, j’adore ça ! C’est un vrai éveil spirituel, c’est une façon d’aider les gens dans leur merde très concrète que de réparer leurs toilettes. Le plus grand Dude, c’est mon chat, Thao. Il s’en pète les bollocks de tout !
Pourquoi il y a un H à Thao ?
Parce qu’il y a mon ego.