Yann Minh est un artiste vidéo, multimédia, numérique et nouveaux média depuis 1979, écrivain de science-fiction cyberpunk, fondateur des Noonautes, mouvance néo-cyberpunk et précurseur du Cybersexe. Rencontre.
Photo de couverture : Amaury Grisel.
Le Cybersexe, tout le monde le fait, personne le dit. Cette phrase habituellement utilisée pour désigner la masturbation, vous pourriez bien l’entendre un de ces jours à propos du sexe en ligne. Aujourd’hui popularisé par les sextos et les onanistes de Chatroulette, le Cybersexe pâtit d’un paradoxe : comment peut-on parler de sexe sans contact physique ?
Pour résumer, le cybersexe est une activité qui consiste à avoir un rapport sexuel via une interface textuelle, des modélisations 3D ou un contact audio et vidéo. Dans le cadre de son dossier sur Second Life, le Tryangle est allé à la rencontre de Yann Minh, artiste inclassable qui fait du Cybersexe la partie immergée d’une nouvelle étape de l’être humain connecté.
Le Cybersexe, pratique et définition
Tryangle – Qu’est-ce que le Cybersexe ?
Yann Minh – Littéralement, c’est de la sexualité cybernétique. Ce qui induit des pratiques sexuelles avec ou par l’intermédiaire d’un dispositif cybernétique.
Contrairement aux idées reçues, les pratiques cybersexuelles contemporaines sur les réseaux numériques ne se limitent pas à la consommation passive et soit disant “aliénante” d’oeuvres pornographiques. Pour une part de plus en plus importante, elles comprennent également des activités d’échange et de communication multimedia sophistiquées de type épistolaire verbales, video, virtuelles, haptiques, cyberesthésiques, qui peuvent parfois nécessiter de la part des utilisateurs, non seulement un assez haut niveau d’équipement et de technicité informatique, mais aussi une expertise cognitive relativement importante en terme de communication, de culture, de sens artistique, de verbalisation, de rédaction et de sensualité.
Tryangle – C’est une définition qui reste assez large. Tout le sexe sur le web est-il cyber ?
Yann Minh – Oui. En fait, si on est “cyber-intégriste”, les seuls pratiques vraiment cybersexuelles sont celles qui mettent l’utilisateur en relation avec des intelligences artificielles (même sommaires).
C’est à dire qu’il faut que l’un des partenaires, ou que l’un des dispositifs utilisé dans la relation soit doué de capacité de traitement de l’information, de feed-back, et au moins d’un soupçon d’auto-déterminisme. En réalité, des dispositifs de ce type à vocation sexuelle correspondant littéralement à l’étymologie du terme ne sont apparus que récemment dans notre histoire, et je dirais que le premier c’est l’ancêtre de virtual valéry, Mac Playmate un avatar BDSM fetichiste qu’on pouvait stimuler à la souris et qui réagissait aux stimulations, créé vers 1987 sur Macintosh par Michael Saenz.
Tryangle – Donc le cybersexe, c’est le sexe avec des ordinateurs. Des robots ?
Yann Minh – Je préfère donner à ce terme un champ d’application beaucoup plus large, incluant l’utilisation d’outils dans la relation sexuelle, ce qui permet de faire remonter le cybersexe à la préhistoire. Et si je voulais être un peu provocateur, je dirais que la sexualité est, par nature, cybersexuelle, car nous sommes des créatures cybernétiques, dans le sens où le terme de “cybernétique”, dès ses origines, que ce soit chez Norbert Wiener ou Platon, n’est pas limité au seul domaine de l’informatique ou de la robotique, mais à l’ensemble des activités humaines. La cybernétique, c’est la science du commandement, j’aurai donc même tendance à dire en souriant que le BDSM est une activité éminemment cybernétique.
J’ai donc tendance à utiliser le terme de cybersexe pour désigner toute activité sexuelle faisant intervenir des outils. Que ce soit des outils de communication, électro-mécaniques, informatiques, biologiques.. les outils étant perçu au travers d’une pensée inspirée de Marshall Mac Luhan, comme étant des amplificateurs de nos fonctions cognitives et physiques.
Ainsi, cette posture me permet par exemple d’inclure la pilule contraceptive dans le vaste catalogue des outils cybersexuels. La pilule étant une technologie biologique sophistiquée et utilisée collectivement à l’échelle planétaire, modifiant l’organisme féminin afin d’offrir à ses utilisatrices un certain confort sensuel en évitant la procréation induite par l’acte sexuel.
Tryangle – Quels sont alors les différents types de cybersexe ?
Yann Minh – Dans un petit essai de “NooMenclature’, il me semble important de distinguer ce que je pense être les principales catégories de pratiques cybersexuelles.
- Le cybersexe : c’est le terme générique, induisant l’utilisation d’outils dans les pratiques sexuelles et incluant toutes les pratiques cybersexuelles.
- Le cybersexe passif : consommation passive d’oeuvres érotiques ou pornographiques véhiculées par des media. (magazines, BD, DVD, webzines…)
- Le cybersexe interactif : Consommation “semi-active” d’oeuvres érotiques ou pornographiques ayant des caractéristiques interactives sommaires. (jeux vidéo, animations graphiques interactives, stimulations électro-mécaniques automatiques,FPS ) mais n’établissant pas de relation ni d’interaction avec un autre partenaire humain.
- Le cybersexe connecté : Pratiques cybersexuelles actives mettant en relation des humains au travers d’un système technique, et dont Second-Life est emblématique. (téléphonie, informatique, mécanique, virtuel, réseaux sociaux, teledildonique, MMORPG)
Tryangle – C’est de cette dernière que vous parlez le plus !
Yann Minh – Ce qui me passionne le plus c’est le cybersexe connecté, qui n’est pas une pratique cybersexuelle très démocratique, car récente et nécessitant un équipement informatique performant, et une expertise technique élevée. Nous ne sommes pas tous égaux devant le cybersexe, c’est un peu pour l’instant un loisir de nantis, au même titre que pas mal de pratiques sportives ou de hobbies divers et variés.
Le cybersexe connecté outre une relative disponibilité et agilité à maîtriser les outils informatiques implique une maîtrise de la narration, du jeu de rôle, de la fiction, de la parole, de l’écriture.
Manuel de Cyber-sexe
Ce n’est pas un peu triste ?
Alors, il faut tout de suite faire un sort à l’idée reçue chez les néophytes, que le cybersexe serait l’expression d’une misère sexuelle, ou pourrait remplacer la sensualité et les pratiques sexuelles réelles. Pour faire des analogies, je dis souvent : “Le cybersexe est à la sexualité ce que l’automobile est à la marche.” L’automobile n’a pas remplacé la marche, c’est un outil puissant, qui, en amplifiant la fonction de courir a généré un plaisir spécifique qui est celui de la conduite automobile, et transformé les villes et notre relation au monde. Le cybersexe ne remplace pas la sexualité biologique originelle, c’est un outil puissant, qui, grace aux outils informatiques et aux réseaux numériques amplifie notre sensualité et sexualité en l’étendant à l’échelle planétaire, transforme nos relations au corps et aux autres, et va transformer nos foyers. Le cybersexe s’ajoute à notre sexualité, l’augmente pour utiliser des terminologies à la mode, mais ne la remplace pas.
Comment ça se pratique concrètement ?
Faire l’amour par téléphone, c’est du cybersexe. Utiliser la pilule, c’est aussi du cybersexe. Utiliser des vibromasseurs perfectionnés c’est encore du cybersexe ! Mais on peut établir une hiérarchie dans la complexité des pratiques cybersexuelles, dont le sommet de sophistication serait pour moi, les relations sexuelles à distance au travers de la planète par l’intermédiaire des dispositifs informatiques connectés via les réseaux numériques. Le plus emblématique à ce niveau est le monde persistant de Second-Life, avec son omniprésence de donjons BDSM. C’est le seul MMORPG où les pratiques sexuelles sont autorisées par les constructeurs, et qui a suscité le développement d’accessoires de télédildoniques dédiés.
Est-ce purement mental ? Le Cybersexe remet-il en cause les barrières corps-esprit ?
De mon point de vue, la dissociation corps et esprit est une illusion cognitive générée par les fonctions analytiques du néocortex, et en particulier par l’illusion de la “conscience” qui n’est souvent que la validation de prises de décisions faites en amont de façon subconsciente par notre système cognitif intrinsèquement lié au corps. Et très précisément les plaisirs sexuels mettent en évidence l’importance des stimuli physiques, même décalés dans la relation à la jouissance.
La prépondérance dans nos civilisations d’une relation à l’information sociale collective, passant par les canaux visuels et auditifs fait oublier que la peau, le corps, l’odorat transmettent un répertoire informationnel complexe, qui est déja largement exploré et informé au travers des arts de la cuisine, de la danse, du sport, des parfums…
Comment apprend-on à bien faire du cyber-sexe ?
Pour moi, on apprend a faire du cybersexe, tout simplement, en faisant du cybersexe. Comme on apprend à conduire, ou faire du vélo. Paradoxalement, malgré tout ce que je viens d’écrire, j’ai tendance, comme pour les pratiques BDSM que je connais bien, à militer contre les sirènes de la technicité. Tout comme à militer contre les élitismes physiques et intellectuels.
En pratique, c’est toujours, à la base, une question de rencontre et d’affinités cognitives entre deux, ou plusieurs personnes qui peut ne pas être tributaire de la technicité ou de la culture. Comme dans le réel, lorsque les affinités sensuelles et sexuelles sont au rendez-vous, nous passons outre les différences techniques, culturelle, sociales, intellectuelles, d’âges, pour aller au bout des relations sexuelles et cybersexuelles.
Explorer le réel à travers le virtuel
Les outils ne deviennent-ils pas des barrières à leur tour ?
En sexualité, il y a un tropisme naturel, comme dans beaucoup de nos activités, à céder au challenge de l’expertise technique, ou de l’élitisme culturel en oubliant que ce qui compte, avant tout dans ces domaines d’activité, c’est le partage de sensualité, d’amour, d’érotisme, d’extase sexuel.
J’use et j’abuse de l’analogie automobile, mais comme il n’est pas forcément nécessaire d’avoir les compétences d’un pilote de formule 1 pour apprécier une promenade automobile, il n’est pas nécessaire d’être un maître de la programmation informatique, ou de la téléopération d’avatars pour apprécier avec notre partenaire distant(e) les extases de la cybersexualité.
Je dirai que les pré-requis, seraient avant tout l’imagination et une relative agilité à communiquer, verbalement ou par écrit, et je dirais aussi, par expérience qu’une bonne culture de l’érotisme est un plus, que ce soit dans ses pratiques réelles comme dans les œuvres d’imaginaire.
Ensuite, il y a les différents degrés d’expertises techniques liées au medium utilisé.
Un homme peut-il apprendre à faire l’amour comme un femme, et inversement ?
J’en suis convaincu, que ce soit du point de vue de la sensualité, comme de la jouissance. Le cerveau humain étant d’un point de vue cybernétique, un système organique dédié au traitement de l’information particulièrement plastique et flexible, il est possible de stimuler, solliciter, réveiller les secteurs neuronaux dédiés à la jouissance sexuelle, pour provoquer chez l’homme l’équivalent de ou des orgasmes féminins, et chez la femme l’équivalent de l’orgasme masculin, par “détournement” et réinterprétation des signaux sensuels. Ce phénomène cognitif se popularise avec le développement des NTIC robotisées, grâce auxquelles nous favorisons l’apparition de nouvelles capacités d’empathie et d’abstraction.
Sur quoi vous fondez-vous pour dire cela ?
Il y a beaucoup de témoignages de transgenres MtoF qui affirment ressentir des orgasmes après leurs opérations, et inversement les FtoM témoignent avoir des orgasmes après une phalloplastie (NDLR : un mot à ne pas taper sur google image). Mais, bien sûr, il n’existe pas, pour l’instant, de systèmes permettant de mesurer et comparer la qualité masculine ou féminine des orgasmes… on doit donc s’en remettre aux témoignages.
Vous avez plusieurs avatar, dont un avatar féminin.
Pour ma part, j’ai expérimenté et exploré l’incroyable plasticité et versatilité de notre système cognitif au niveau de la sensualité et de la jouissance. Ainsi, il existe une expérience de pensée très intéressante que les couples hétérosexuels peuvent tenter. Lors de la pénétration sexuelle, avec la complicité du partenaire, on peut “jouer” à inverser les sensations. Ainsi, lors de la pénétration, j’imagine que c’est moi qui suis pénétré.
Que j’ai un vagin, et que ma partenaire a un phallus qui s’enfonce en moi… et bien ça marche, et pas seulement pour moi, et mes partenaires féminines, mais en posant la question lors de rencontres dans le milieu BDSM, j’ai constaté que nous n’étions pas les seuls à pratiquer ce genre d’inversions cognitives et sensuelles avec succès. Je pense qu’avec pas mal de pratique on peut réveiller un répertoire sensuel et émotionnel spécifique à l’autre sexe, qui est toujours présent dans notre corps et notre esprit. Il ne faut pas oublier que la différenciation sexuelle intervient tardivement dans l’évolution du foetus, et il ne me semble pas impertinent de penser que l’orgasme masculin comme les orgasmes féminins peuvent être toujours présents à l’état larvaire en nous.
L’autre possibilité, tout aussi intéressante et riche a explorer, c’est qu’en explorant cette sensualité cachée, nous ne vivons pas vraiment l’extase féminin ou masculin qui nous restera à jamais inaccessible du fait de notre différenciation biologique, mais on découvre, ou génère un répertoire émotionnel et extatique non pas féminin ou masculin mais autre… un troisième sexe, qui est la fusion des deux. L’orgasme androgynique. Cette complétude quasi métaphysique.
Vous vous rapprochez des Gender Studies ?
Je suis convaincu de la pertinence des spéculations issues du courant des Gender Studies qui postule que notre sexe biologique peut-être différent de notre genre et de notre orientation sexuelle. Donna Harraway dans son manifeste du cyborg défend l’idée que nous sommes sexuellement indéterminés comme des cyborgs, capables d’alterner nos genres, au moins au niveau cognitif. Et je pense qu’elle a raison, en tout cas pour certains d’entre nous, et dont je pense faire parti.
Se transformer physiologiquement reste une opération radicale, laborieuse et coûteuse, mais le cyberespace avec ses avatars qui sont des cyborgs de pixels à notre image ou non, permet d’explorer avec de plus en plus de précision et de “réalisme” notre anima ou animus, sous la forme de différentes “dividualités” qui s’enrichissent et se complexifient au fur et à mesure de notre implication dans les réseaux sociaux numériques des métaverses.
Est-ce pour vous l’expression d’un changement profond de notre définition de l’humain ?
Une autre spéculation que j’aime bien, c’est que cette “flexibilité” et “Versatilité” cognitive pourrait être l’expression d’une “mutation” de l’humanité. Les prémices de ce passage à la post-humanité rêvée des transhumanistes. Les masse media, et les réseaux sociaux numériques, en affichant, confrontant, proposant massivement de nouvelles “définitions” de l’humain, du genre, du couple, de la sexualité, de la reproduction, du corps, favorisent à l’échelle de populations entière, l’apparition de nouvelles “dividualités”, une diversité “identitaire” et “sociale” qui transforme massivement notre relation à nous même et aux autres. Les intégristes catholiques, et autres intégristes religieux issus des religions révélées, ont effectivement raison de craindre le fameux “mariage gay”, car c’est bien, je pense, le signe de l’émergence inéluctable d’une nouvelle humanité.